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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 15.1889 (Teil 2)

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Molmenti, Pompeo: Venise qui s'en va
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https://doi.org/10.11588/diglit.25868#0216

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L’ART.

palais embellis par tous les arts : au fond, le Lido; de tous
côtés, semblables à des oasis flottantes, surgissent les îles,
comme ancrées dans ces eaux pleines de souvenirs ineffa-
çables et d’éternelle poésie. La perle de la lagune était
autrefois l’île de Sant’ Elena. Rien déplus enchanteur. On
entrevoyait à travers des arbres touffus une vieille église
et un monastère. Sant’ Elena était visitée par tous les
artistes. Que de fois on a essayé de rendre par la plume ou
par le pinceau tout le charme mystérieux de cette déli-
cieuse petite île! A Sant’ Elena, les beautés de l’art et
de la nature s’unissaient aux anciens souvenirs. De 1170 à
1175 furent élevés dans l’île verte un monastère et un hos-
pice sous le patronage de sainte Hélène ; plus tard,
en 1205, le doge Pierre Ziani y construisit une église, et
lorsque, en 1212, fut transporté de Constantinople le corps
de sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin, et qu’il
fut déposé dans l’île, on agrandit le cloître et l’église.
Pendant les siècles suivants, grâce aux donations et aux
legs, les édifices furent améliorés : le monastère s’agrandit
toujours davantage, l’église fut restaurée, et même, à ce
que d’aucuns prétendent, réédifiée en 1439. Extérieure-
ment et intérieurement, l’église, même détériorée et
presque en ruines, même étouffée, comme elle l’est au-
jourd’hui, entre des magasins, des hangars, des cheminées,
est encore très belle. Elle était ornée de peintures et de
sculptures qui ont été depuis longtemps dispersées, il ne
lui restait que la poésie du milieu où elle se trouvait et
qu’un amour d’innovation bien inutile, ce me semble, a
fait aussi disparaître. Il ne reste plus rien aujourd’hui.
Les longues cheminées s’élancent vers le ciel : l’église
est à demi cachée par un bâtiment d’une monotonie
triste ; les arbres ont disparu et l’onde ne caresse plus
les rives, car peu à peu, on comble la lagune tout autour.
La verte petite île est transformée en une fabrique de
wagons de chemins de fer. Une fabrique de voitures à
Venise! Autant vaudrait fonder un chantier de construc-
tions navales à Milan. Et il est bien de faire observer que
cette industrie est loin de prospérer, qu’elle languit au
contraire. Or, pour une industrie qui, à peine née, est
déjà moribonde, on s’est condamné à renoncer à l’immor-
tel sourire de l’art et de la nature. Certes, personne plus
que moi n’aurait été heureux de voir, dans mon pays que
j’adore, s’établir une industrie capable de donner du tra-
vail et du pain à une partie de cette population bonne,
douce, aimable. Mais était-il vraiment nécessaire de ruiner
pour cela un des sites les plus beaux et les plus pitto-
resques de Venise? Et notez que la beauté artistique véni-
tienne n’est point infructueuse, c’est au contraire une
source de profits, car elle attire les étrangers. Or, il est
vrai qu’une ville ne doit pas ambitionner d’être en quelque
sorte une hôtellerie, mais on ne doit cependant pas non
plus mépriser ce puissant élément de profit, je veux dire les
étrangers, même dans les villes les plus riches et les plus
importantes, sans en excepter Paris et Londres. N’y avait-
il pas d’autre endroit à Venise où l’on eût pu construire la
nouvelle officine ? Etait-il donc véritablement nécessaire
de détruire le plus grand charme de la lagune ? N’aurait-
on pas pu construire à la Giudecca, ou faire en sorte
que le mouvement industriel se développât du côté des
pauvres petites localités qui se trouvent non loin de
Venise, au lieu de détruire la couleur locale, le milieu, la
beauté monumentale de cette cité unique au monde?

Un quartier, le plus caractéristique peut-être de Venise,
c’était celui de Sainte-Marthe, le quartier des pêcheurs, où
le progrès n’avait presque pas pénétré et où se conser-
vaient les traditions et les usages du bon vieux temps.

Le marteau des démolisseurs, la truelle du maçon ont
détruit tout cela, et sur les ruines des vieilles maisons

s’élève, bourgeoisement lourde, une vaste filature de coton,
de même qu’un silurifice (fabrique de torpilles) a. été cons-
truit à Cannareggio, sur l’emplacement où des jardins
paisibles et ombreux se miraient autrefois dans la lagune.

Que l’industrie soit la bienvenue, je le répète, car on
court le risque de mourir de faim, avec de la poésie seule-
ment, mais il est certain qu’avec un peu plus de bonne
volonté et un peu moins de mépris du beau, l’on eût pu
concilier l’avantage économique avec les exigences de l’art.

Car il serait inutile de le nier, en certains cas, l’art a
été méconnu, non parce que la nécessité l’exigeait, mais
par un véritable amour de ce qui est laid.

Je ne citerai que quelques exemples ; si l’on voulait
tout fouiller minutieusement, on n’en finirait pas.

Entrons dans le Grand Canal; cette artère qui arra-
chait à Philippe de Comynes, ambassadeur de Charles VIII,
cette exclamation : « C’est la plus belle rue que je croy
qui soit en tout le monde. »

L’étranger qui entre aujourd’hui dans la plus belle rue
du monde se croit transporté dans une boutique de bric-à-
brac. Des centaines d’affiches de toutes les couleurs
indiquent des magasins d’antiquités, de verroteries, de
mosaïques, de poupées en bois, et surtout de ces négril-
lons en papier mâché qui nous obsèdent partout, et qui
font le bonheur des épiciers enrichis.

Les restaurations faites à certains palais font véritable-
ment mal à voir.

Mais c’est au beau milieu du Canal, presque en face de
l’admirable Cà d’Oro, que l’on voit la chose la plus misé-
rable. Un hangar en fer, long, élevé et excessivement laid,
digne d’une ville de province, cache la partie qui subsiste
encore de la maison Querini. Le palais Querini, l’un des
édifices les plus anciens et les plus curieux de Venise, fut
aux deux tiers démoli en i3io; deux frères Querini ayant
trempé dans la fameuse conspiration de Baiamonte Tie-
polo. Les Querini étaient trois frères, Marc, Pierre et
Jean. Ce dernier ne figurait pas au nombre des conspira-
teurs, et la partie du palais lui appartenant fut épargnée ;
mais les deux autres avaient conspiré avec Baiamonte et
leur part du palais fut rasée. En 1319, la République
acheta la partie restée intacte de la maison Querini, pour
y établir les boucheries publiques de Rialto, et environ
cinq siècles plus tard, lorsque Napoléon eut dissous les
confréries des arts et métiers, les boucheries furent aban-
données, et la superbe maison Querini finit par être le
marché aux poulets. Précisément à côté se trouvait la
poissonnerie, le pêle-mêle le plus bizarre de bancs en bois,
de tentes aux couleurs voyantes, qui se détachaient sur les
eaux verdâtres du Canal et sur le fond des maisons, pro-
duisant certains effets de lumière et de couleur presque
invraisemblables. AJa vérité, on ne pouvait, pour l’amour
des peintres, laisser subsister la vieille et sale poisson-
nerie, mais d’autre part, l’on ne devait pas souiller le
Grand Canal d’un abominable hangar, l’œuvre la plus
misérable entre toutes celles exécutées durant ces dernières
années.

On a abattu certaines vieilles rues, parce que la décence
et le bon goût l’exigeaient. Aux Santi Apostoli, une petite
ruelle étroite, sombre, ayant de vieilles boutiques, pouvait
faire les délices de quelque enthousiaste adorateur du
passé. Mais si l’art applaudissait, l’hygiène protestait. On
peut en dire autant d’autres rues très étroites qu’il était
nécessaire d’élargir. Mais qu’y a-t-on substitué? Il y a trois
nouvelles rues principales : la rue Victor-Emmanuel,
celle du 22 Mars et celle du 2 Avril, dont les noms rap-
pellent notre glorieuse révolution de 1848. Ces rues sont
très larges, mais par contre, les constructions que l’on y a
élevées sont vraiment honteuses. Quelques bâtiments,
 
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