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VOYAGE EN ESPAGNE.
d'hui des comédies, car plusieurs d'entre eux savent très-bien ou ils
pèchent et ce qu'il conviendrait de faire; mais les pièces sont devenues
une marchandise, et les acteurs ne les achèteraient pas, dès qu'elles
seraient faites autrement. Il y a donc urgence pour le poëte de s'accom-
moder aux désirs de l'acteur qui le paie. La vérité de ce que j'avance
est prouvée par le nombre infini de pièces qu'a composées un heureux
génie de ce royaume (Lope de Véga). L'éclat, la grâce, l'élégance des
vers, la justesse de l'expression, la profondeur des maximes, la noblèsse
et l'abondance du style que ses œuvres respirent, ont rempli le monde
de sa renommée; mais forcé de se conformer au goût des comédiens,
toutes ses pièces n'ont pu atteindre la perfection que l'on remarque en
quelques-unes. Il est d'autres écrivains qui mettent si peu de soin et de
mesure clans la composition de leurs œuvres, qu'aprèsla représentation, les
acteurs sont obligés de se cacher pour ne pas être punis des personnalités
injurieuses qu'ils viennent de débiter contre quelque illustre famille ou
quelque prince... » Cervantès finit par conseiller ce qu'ont fait Charles-
Quint, Philippe II; ce que viennent de rétablir les ministres actuels, la
censure; et il le conseille dans l'intention de relever la dignité de l'art,
d'assurer l'existence des auteurs et de sauvegarder la morale publique.
« Tous ces inconvénients, et bien d'autres encore que je ne nomme pas,
ajoute le curé, cesseraient si l'on plaçait à la cour un homme intelli-
gent et sage, chargé d'examiner toutes les pièces avant la représenta-
tion, et si l'autorité locale n'autorisait de mettre une pièce au répertoire
qu'après cette épuration préalable. Les auteurs apporteraient plus de soin
dans leur travail ; les acteurs plus de réserve dans leurs exigences; nous
aurions ainsi de bonnes comédies et l'on en obtiendrait le résultat tant
désiré, savoir, l'amusement du peuple, la gloire des écrivains espagnols,
la sincérité, l'avantage des comédiens eux-mêmes... »
Les vœux de Cervantès demeurèrent encore longtemps stériles; Lope
de Véga, qu'il avait trop vanté, composa dix-huit cents pièces, s'égara
dans un galimatias, dans un phébus déplorable, entremêlé de pensées
heureuses, de situations dramatiques, et mérita de son ardent apolo-
giste lui-même la qualification de monstre littéraire. Nonobstant cette
condamnation, malgré des critiques ardentes, le peuple, pendant cin-
quante années, courut à ses pièces, et de nos jours il court encore à quel-
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d'hui des comédies, car plusieurs d'entre eux savent très-bien ou ils
pèchent et ce qu'il conviendrait de faire; mais les pièces sont devenues
une marchandise, et les acteurs ne les achèteraient pas, dès qu'elles
seraient faites autrement. Il y a donc urgence pour le poëte de s'accom-
moder aux désirs de l'acteur qui le paie. La vérité de ce que j'avance
est prouvée par le nombre infini de pièces qu'a composées un heureux
génie de ce royaume (Lope de Véga). L'éclat, la grâce, l'élégance des
vers, la justesse de l'expression, la profondeur des maximes, la noblèsse
et l'abondance du style que ses œuvres respirent, ont rempli le monde
de sa renommée; mais forcé de se conformer au goût des comédiens,
toutes ses pièces n'ont pu atteindre la perfection que l'on remarque en
quelques-unes. Il est d'autres écrivains qui mettent si peu de soin et de
mesure clans la composition de leurs œuvres, qu'aprèsla représentation, les
acteurs sont obligés de se cacher pour ne pas être punis des personnalités
injurieuses qu'ils viennent de débiter contre quelque illustre famille ou
quelque prince... » Cervantès finit par conseiller ce qu'ont fait Charles-
Quint, Philippe II; ce que viennent de rétablir les ministres actuels, la
censure; et il le conseille dans l'intention de relever la dignité de l'art,
d'assurer l'existence des auteurs et de sauvegarder la morale publique.
« Tous ces inconvénients, et bien d'autres encore que je ne nomme pas,
ajoute le curé, cesseraient si l'on plaçait à la cour un homme intelli-
gent et sage, chargé d'examiner toutes les pièces avant la représenta-
tion, et si l'autorité locale n'autorisait de mettre une pièce au répertoire
qu'après cette épuration préalable. Les auteurs apporteraient plus de soin
dans leur travail ; les acteurs plus de réserve dans leurs exigences; nous
aurions ainsi de bonnes comédies et l'on en obtiendrait le résultat tant
désiré, savoir, l'amusement du peuple, la gloire des écrivains espagnols,
la sincérité, l'avantage des comédiens eux-mêmes... »
Les vœux de Cervantès demeurèrent encore longtemps stériles; Lope
de Véga, qu'il avait trop vanté, composa dix-huit cents pièces, s'égara
dans un galimatias, dans un phébus déplorable, entremêlé de pensées
heureuses, de situations dramatiques, et mérita de son ardent apolo-
giste lui-même la qualification de monstre littéraire. Nonobstant cette
condamnation, malgré des critiques ardentes, le peuple, pendant cin-
quante années, courut à ses pièces, et de nos jours il court encore à quel-