VOYAGE EN ESPAGNE.
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pendant quelques heures le soleil a voulu qu'elle se plongeât. On
dirait un peuple de ressuscités auxquels des loisirs fugitifs sont donnés
pour leurs plaisirs et qui ont tous hâte d'en user.
A Madrid il existe un point de réunion très-agréable pour l'étranger qui,
n'ayant pasl'habitude de la sieste, désire utiliser son temps, c'est l'Atenœo.
Fondé par l'élite de la littérature, l'Atenœo forme un salon de lecture
et une petite académie ayant sa bibliothèque, ses archives et ses séances.
On y trouve presque tous les journaux français, grand nombre de gazettes
étrangères, et de plus, la conversation d'hommes recommandables,
instruits, spirituels, qu'il serait souvent difficile de rencontrer ailleurs.
« Tout à l'heure, dit M. Menière, un jeune homme très-élégamment
vêtu caracolait dans la rue, et son cheval, plein d'ardeur, semblait impa-
tient du frein; il piaffait, il se cabrait doucement, blanchissait d'écume
sa bride argentée, lorsque tout à coup le cavalier s'arrête, saute à terre,
prend la bride, la passe autour du bas de la jambe de l'animal, et va
accrocher l'extrémité de cette bride à l'étrier du montoir. Le cheval,
ayant baissé la tête et demeuré immobile, le jeune homme n'a pris
aucune autre précaution; il est entré dans un magasin de parfumerie et
il a laissé son cheval au milieu de la rue, au milieu de la foule. Après dix
minutes, il est revenu se mettre en selle, sans que le cheval ait bougé.
Je n'ai jamais vu pareille confiance justifiée par une plus complète
docilité. Que dites-vous de ce petit tableau de mœurs espagnoles? ne
vous semble-t-il pas voir un Arabe descendre de cheval, planter en terre
un piquet qui sert à retenir le coursier fougueux? Ajoutez à cela que mon
jeune cavalier de Madrid se sert d'une entrave parfaitement simple et
efficace. Ajoutez encore que l'étrier auquel va s'accrocher la bride est à
base très-large, en fer, à bords tranchants, tout à fait pareil à ceux dont
on se servait clans le douzième siècle. J'avais déjà remarqué cet instru-
ment en Andalousie et ailleurs, et j'avais compris que le dernier des
Abencerrages, de M. de Châteaubriand, avait fort bien pu, au moyen
d'une arme semblabe, couper le jarret du dextrier de son ennemi. Cela
m'a beaucoup intéressé, je l'avoue; et je suis heureux d'avoir ren-
contré cette petite scène qui m'a paru caractéristique h »
1 Manuscrit déjà cité.
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pendant quelques heures le soleil a voulu qu'elle se plongeât. On
dirait un peuple de ressuscités auxquels des loisirs fugitifs sont donnés
pour leurs plaisirs et qui ont tous hâte d'en user.
A Madrid il existe un point de réunion très-agréable pour l'étranger qui,
n'ayant pasl'habitude de la sieste, désire utiliser son temps, c'est l'Atenœo.
Fondé par l'élite de la littérature, l'Atenœo forme un salon de lecture
et une petite académie ayant sa bibliothèque, ses archives et ses séances.
On y trouve presque tous les journaux français, grand nombre de gazettes
étrangères, et de plus, la conversation d'hommes recommandables,
instruits, spirituels, qu'il serait souvent difficile de rencontrer ailleurs.
« Tout à l'heure, dit M. Menière, un jeune homme très-élégamment
vêtu caracolait dans la rue, et son cheval, plein d'ardeur, semblait impa-
tient du frein; il piaffait, il se cabrait doucement, blanchissait d'écume
sa bride argentée, lorsque tout à coup le cavalier s'arrête, saute à terre,
prend la bride, la passe autour du bas de la jambe de l'animal, et va
accrocher l'extrémité de cette bride à l'étrier du montoir. Le cheval,
ayant baissé la tête et demeuré immobile, le jeune homme n'a pris
aucune autre précaution; il est entré dans un magasin de parfumerie et
il a laissé son cheval au milieu de la rue, au milieu de la foule. Après dix
minutes, il est revenu se mettre en selle, sans que le cheval ait bougé.
Je n'ai jamais vu pareille confiance justifiée par une plus complète
docilité. Que dites-vous de ce petit tableau de mœurs espagnoles? ne
vous semble-t-il pas voir un Arabe descendre de cheval, planter en terre
un piquet qui sert à retenir le coursier fougueux? Ajoutez à cela que mon
jeune cavalier de Madrid se sert d'une entrave parfaitement simple et
efficace. Ajoutez encore que l'étrier auquel va s'accrocher la bride est à
base très-large, en fer, à bords tranchants, tout à fait pareil à ceux dont
on se servait clans le douzième siècle. J'avais déjà remarqué cet instru-
ment en Andalousie et ailleurs, et j'avais compris que le dernier des
Abencerrages, de M. de Châteaubriand, avait fort bien pu, au moyen
d'une arme semblabe, couper le jarret du dextrier de son ennemi. Cela
m'a beaucoup intéressé, je l'avoue; et je suis heureux d'avoir ren-
contré cette petite scène qui m'a paru caractéristique h »
1 Manuscrit déjà cité.