VOYAGE EN ESPAGNE.
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Des choses si surprenantes préoccupaient, agitaient en leurs cellules
tous les confrères de saint Vincent. La régularité des offices se trouvait
compromise. Il fallait y mettre un terme, et le révérend père supérieur
interdit les miracles. Vincent obéit; mais voilà qu'un jour, au faîte du
clocher de la cathédrale, le pied manque à un pauvre maçon qui s'écrie
aussitôt : — « Mon père, sauvez-moi ! —Attends, répond Vincent Ferrer;
je vais en demander la permission;» et la victime demeure en l'air mi-
raculeusement suspendue. Courir au monastère , se jeter aux pieds du
supérieur, solliciter humblement l'autorisation de faire un miracle pour
un malheureux, fut l'affaire de quelques minutes; mais les minutes
semblent longues quand on est face à face avec la mort. — « Mon véné-
rable, dit Vincent Ferrer, je vous en supplie, permettez-moi de le sau-
ver. — Qu'il vive! » répond le supérieur, et le maçon descend aussitôt
sur ses pieds, sans que le vœu d'humilité du saint ait été violé.
Pendant qu'assis près de moi, calle de Caballeros, la rue de Valence la
plus aristocratique, la plus pimpante et la plus parfumée, un bon
vieillard me racontait ainsi les prouesses du patron de cette ville, j'en-
tendais résonner trois cents cloches. Elles criaient comme le larynx d'un
coryphée d'opéra de troisième ordre; elles glapissaient comme des per-
ruches, et n'apportaient à l'oreille que des sons aigus, sans liaison, sans
thème musical. Cette résonnance m'étourdit péniblement; mais il fallait
m'y habituer, car, en Espagne, les cloches ne chantent pas une autre
sonnerie. Toutes sont tintées ou carillonnent, et les tours des églises se
trouvant très-rapprochées, on ne perçoit que des sons qui s'entre-cho-
quent de la manière la moins mélodieuse. —Quelle foule ! quel concours
de curieux, de prêtres, de bannières, d'éclievins, de confrères! Combien
de monde par les rues, aux balcons, aux fenêtres, sur les toits! Que de
joyeuseté bruyante! que de mouvement et de bruit! C'est aujourd'hui
la fête de saint Vincent Ferrer, et le voilà qui sort de l'église des Domi-
nicains. Pauvres Dominicains! ils ne sont plus là pour lui faire cortège;
mais toutes les confréries, tous les corps de métiers avec leurs marques
distinctives; mais la garde civique et les troupes de ligne, les autorités
civiles et le clergé séculier viennent consoler le saint patron de ne point
avoir autour de lui les élus de son choix. En tête de la procession
cheminent les huit géantes, gigantones, représentant les quatre parties du
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Des choses si surprenantes préoccupaient, agitaient en leurs cellules
tous les confrères de saint Vincent. La régularité des offices se trouvait
compromise. Il fallait y mettre un terme, et le révérend père supérieur
interdit les miracles. Vincent obéit; mais voilà qu'un jour, au faîte du
clocher de la cathédrale, le pied manque à un pauvre maçon qui s'écrie
aussitôt : — « Mon père, sauvez-moi ! —Attends, répond Vincent Ferrer;
je vais en demander la permission;» et la victime demeure en l'air mi-
raculeusement suspendue. Courir au monastère , se jeter aux pieds du
supérieur, solliciter humblement l'autorisation de faire un miracle pour
un malheureux, fut l'affaire de quelques minutes; mais les minutes
semblent longues quand on est face à face avec la mort. — « Mon véné-
rable, dit Vincent Ferrer, je vous en supplie, permettez-moi de le sau-
ver. — Qu'il vive! » répond le supérieur, et le maçon descend aussitôt
sur ses pieds, sans que le vœu d'humilité du saint ait été violé.
Pendant qu'assis près de moi, calle de Caballeros, la rue de Valence la
plus aristocratique, la plus pimpante et la plus parfumée, un bon
vieillard me racontait ainsi les prouesses du patron de cette ville, j'en-
tendais résonner trois cents cloches. Elles criaient comme le larynx d'un
coryphée d'opéra de troisième ordre; elles glapissaient comme des per-
ruches, et n'apportaient à l'oreille que des sons aigus, sans liaison, sans
thème musical. Cette résonnance m'étourdit péniblement; mais il fallait
m'y habituer, car, en Espagne, les cloches ne chantent pas une autre
sonnerie. Toutes sont tintées ou carillonnent, et les tours des églises se
trouvant très-rapprochées, on ne perçoit que des sons qui s'entre-cho-
quent de la manière la moins mélodieuse. —Quelle foule ! quel concours
de curieux, de prêtres, de bannières, d'éclievins, de confrères! Combien
de monde par les rues, aux balcons, aux fenêtres, sur les toits! Que de
joyeuseté bruyante! que de mouvement et de bruit! C'est aujourd'hui
la fête de saint Vincent Ferrer, et le voilà qui sort de l'église des Domi-
nicains. Pauvres Dominicains! ils ne sont plus là pour lui faire cortège;
mais toutes les confréries, tous les corps de métiers avec leurs marques
distinctives; mais la garde civique et les troupes de ligne, les autorités
civiles et le clergé séculier viennent consoler le saint patron de ne point
avoir autour de lui les élus de son choix. En tête de la procession
cheminent les huit géantes, gigantones, représentant les quatre parties du