conquis définitivement l'espace à la peinture. Je dis « l'espace », et
non pas l'atmosphère, ce qui sera la tâche et la gloire des Vénitiens.
L'espace géométrique, non l'espace matériel. Les trois dimensions,
désormais, sont annexées à la composition qui garde, comme chez
les plus purs d'entre les primitifs, son caractère dramatique, accru
peut-être de baigner ainsi de partout dans un monde spacieux qui y
participe avec la rigueur formidable de ses lignes, de ses angles et de
ses cercles parfaits. L'étendue est devenue, au même titre que l'expres-
sion morale née des gestes, des visages et de leurs combinaisons
linéaires et chromatiques de surface, l'un des acteurs de la tragédie
silencieuse à qui tant de chapelles obscures ont donné, depuis deux
siècles, l'asile de leurs parois.
L'œuvre la plus décisive de la fresque toscane, entre 1' Arena de
Padoue et la Sixtine de Rome, se développe ainsi dans l'humble église
d'Arezzo. Qui n'a pas vu ces grandes formes marcher dans la muraille
même, s'enfoncer avec elle dans sa propre profondeur, cette bataille
immobile qui gronde, ces vastes femmes à genoux, ces architectures
grandioses de cités, de collines, d'arbres, même s'il a assisté là à la
Descente de Croix, et ici à la Création du Monde, n'aura pas connu
l'instant solennel où tous les éléments de la grande décoration murale
ont paru rassembler en volumes géométriques le drame humain dis-
persé. La statique italienne est plus fortement assise dans cette œuvre-
que nulle étape de ce genre ne le fut jamais ailleurs, comme figée en
blocs de pierre palpitante, articulés et ceinturés de fer. Le dynamisme
de Michel-Ange les tordra sans les briser.
Ces figures, sur la fresque, s'étagent comme des maisons, d'une
si forte architecture que les torses et les épaules, les bras, les têtes
dominant les cous, semblent déterminés par le plus rigoureux calcul.
Torses cylindriques, épaules larges, bras ronds, cous semblables à des
colonnes, têtes sphériques à regard droit. On dirait des statues qui
marchent, ou s'agenouillent, et l'énergie qui les dresse coule dans leur
forme pleine une pesanteur d'airain. C'est pur et fort comme l'antique.
Pas un seul d'entre les plus nobles des Italiens, ni Giotto, ni della
Quercia, ni Masaccio, ni Michel-Ange, n'exprime ce qu'il y a de plus
fier dans notre unique aventure de vivre avec un héroïsme supérieur
à celui-là. Il est peut-être le plus grand parmi ces hommes invincibles
qui, à travers tous les orages, oppressés de passion, usant s'il le fallait
du meurtre, acceptant la vie comme un drame de tous les jours,
allaient les yeux fixés devant eux vers quelque chose de plus haut et
de plus tragique qu'ils sentaient dans leur cœur résolu et désespéré.
Il traverse le monde en compagnie des héros de ses fresques, impi-
toyable, pur comme la force, inaccessible à la résignation. Le tronc
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non pas l'atmosphère, ce qui sera la tâche et la gloire des Vénitiens.
L'espace géométrique, non l'espace matériel. Les trois dimensions,
désormais, sont annexées à la composition qui garde, comme chez
les plus purs d'entre les primitifs, son caractère dramatique, accru
peut-être de baigner ainsi de partout dans un monde spacieux qui y
participe avec la rigueur formidable de ses lignes, de ses angles et de
ses cercles parfaits. L'étendue est devenue, au même titre que l'expres-
sion morale née des gestes, des visages et de leurs combinaisons
linéaires et chromatiques de surface, l'un des acteurs de la tragédie
silencieuse à qui tant de chapelles obscures ont donné, depuis deux
siècles, l'asile de leurs parois.
L'œuvre la plus décisive de la fresque toscane, entre 1' Arena de
Padoue et la Sixtine de Rome, se développe ainsi dans l'humble église
d'Arezzo. Qui n'a pas vu ces grandes formes marcher dans la muraille
même, s'enfoncer avec elle dans sa propre profondeur, cette bataille
immobile qui gronde, ces vastes femmes à genoux, ces architectures
grandioses de cités, de collines, d'arbres, même s'il a assisté là à la
Descente de Croix, et ici à la Création du Monde, n'aura pas connu
l'instant solennel où tous les éléments de la grande décoration murale
ont paru rassembler en volumes géométriques le drame humain dis-
persé. La statique italienne est plus fortement assise dans cette œuvre-
que nulle étape de ce genre ne le fut jamais ailleurs, comme figée en
blocs de pierre palpitante, articulés et ceinturés de fer. Le dynamisme
de Michel-Ange les tordra sans les briser.
Ces figures, sur la fresque, s'étagent comme des maisons, d'une
si forte architecture que les torses et les épaules, les bras, les têtes
dominant les cous, semblent déterminés par le plus rigoureux calcul.
Torses cylindriques, épaules larges, bras ronds, cous semblables à des
colonnes, têtes sphériques à regard droit. On dirait des statues qui
marchent, ou s'agenouillent, et l'énergie qui les dresse coule dans leur
forme pleine une pesanteur d'airain. C'est pur et fort comme l'antique.
Pas un seul d'entre les plus nobles des Italiens, ni Giotto, ni della
Quercia, ni Masaccio, ni Michel-Ange, n'exprime ce qu'il y a de plus
fier dans notre unique aventure de vivre avec un héroïsme supérieur
à celui-là. Il est peut-être le plus grand parmi ces hommes invincibles
qui, à travers tous les orages, oppressés de passion, usant s'il le fallait
du meurtre, acceptant la vie comme un drame de tous les jours,
allaient les yeux fixés devant eux vers quelque chose de plus haut et
de plus tragique qu'ils sentaient dans leur cœur résolu et désespéré.
Il traverse le monde en compagnie des héros de ses fresques, impi-
toyable, pur comme la force, inaccessible à la résignation. Le tronc
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