des arbres est nu, les feuilles sont immobiles, mais quelque chose
monte et se répand partout, la brûlante sève centrale qui les tient
élevés et durs. La sombre terre elle-même semble formée de courbes
que le feu souterrain emboîte les unes dans les autres, comme pour
obéir à quelque puissance rationnelle qui coordonne ses efforts. Il
n'y a pas d'œuvre plus sublime en Italie. Et c'est un moment décisif.
Rome et la Toscane se rencontrent en Piero della Francesca, et ses
deux principaux élèves, Luca Signorelli, Melozzo da Forli annoncent,
l'un l'approche de Michel-Ange, l'autre celle de Raphaël.
Le courant ombrien, qui touchera Raphaël, s'accélère avec Melozzo
originaire comme lui de cette autre Ombrie transapennine d'où venait
aussi Gentile et que le Bolonais Francia allait relier à Venise. L'intel-
lectualisme florentin est d'un abord trop difficile aux âmes simples
et la réaction mystique qu'il a fait naître est trop sévère pour qu'elles
puissent y chercher la piété facile qui leur convient et dont la cour de
Rome, qui n'aime pas les mystiques, ne pourra pas s'effrayer. Avec
Melozzo da Forli, on entend passer des souffles aériens, les doigts
des grands anges ailés à chevelure blonde font errer sur les harpes
célestes une musique imprécise et lointaine qu'on ne peut confondre
avec l'orage des trompettes du Jugement. Avec Pérugin, la pieuse
Ombrie ne sera plus que la bigote Ombrie. La forte capitale est mal
comprise par ses peintres, et les palais carrés, les rues qui montent,
l'entassement des cubes et des tours inspirent au seul Bonfigli des pay-
sages de pierre qui reposent des vierges équivoques et des anges trop
élégants. Celui qui traduit ses besoins est un homme qui ne croit à
rien, boit et sacre et travaille dans la religion pour s'enrichir (i). L'art,
quand les dévots s'en emparent, a de ces revanches-là.
Pérugin fabriqua les premiers tableaux de piété. Ce n'est pas qu'il
fût sans grâce, une grâce maniérée qui rend un peu irritantes ses jolies
figures ombriennes, blondes, pleines, roses, fraîches, dont le sourire
de Léonard, affadi et un peu niais, retrousse les lèvres en fleur. Il
introduisit dans la peinture la symétrie, qui est le contraire de l'équi-
libre et immobilisa l'espace dans la dureté confite des bleus, des verts,
des rouges crus orchestrés presque au hasard. Sa vigueur ronde, son
élégance louche, mais robuste, sa précision aiguë à dessiner les fonds,
arbres grêles, lignes ondulantes des vallées et des collines, l'énergie
de ses figures droites dont un rythme monotone tord les hanches,
applique un pied sur le sol, donne à toutes les attitudes une étrange
allure dansante, expliquent quand même suffisamment l'action qu'il
exerça sur Raphaël qui, dès son départ d'Urbin, passa auprès du
(i) Vasari.
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monte et se répand partout, la brûlante sève centrale qui les tient
élevés et durs. La sombre terre elle-même semble formée de courbes
que le feu souterrain emboîte les unes dans les autres, comme pour
obéir à quelque puissance rationnelle qui coordonne ses efforts. Il
n'y a pas d'œuvre plus sublime en Italie. Et c'est un moment décisif.
Rome et la Toscane se rencontrent en Piero della Francesca, et ses
deux principaux élèves, Luca Signorelli, Melozzo da Forli annoncent,
l'un l'approche de Michel-Ange, l'autre celle de Raphaël.
Le courant ombrien, qui touchera Raphaël, s'accélère avec Melozzo
originaire comme lui de cette autre Ombrie transapennine d'où venait
aussi Gentile et que le Bolonais Francia allait relier à Venise. L'intel-
lectualisme florentin est d'un abord trop difficile aux âmes simples
et la réaction mystique qu'il a fait naître est trop sévère pour qu'elles
puissent y chercher la piété facile qui leur convient et dont la cour de
Rome, qui n'aime pas les mystiques, ne pourra pas s'effrayer. Avec
Melozzo da Forli, on entend passer des souffles aériens, les doigts
des grands anges ailés à chevelure blonde font errer sur les harpes
célestes une musique imprécise et lointaine qu'on ne peut confondre
avec l'orage des trompettes du Jugement. Avec Pérugin, la pieuse
Ombrie ne sera plus que la bigote Ombrie. La forte capitale est mal
comprise par ses peintres, et les palais carrés, les rues qui montent,
l'entassement des cubes et des tours inspirent au seul Bonfigli des pay-
sages de pierre qui reposent des vierges équivoques et des anges trop
élégants. Celui qui traduit ses besoins est un homme qui ne croit à
rien, boit et sacre et travaille dans la religion pour s'enrichir (i). L'art,
quand les dévots s'en emparent, a de ces revanches-là.
Pérugin fabriqua les premiers tableaux de piété. Ce n'est pas qu'il
fût sans grâce, une grâce maniérée qui rend un peu irritantes ses jolies
figures ombriennes, blondes, pleines, roses, fraîches, dont le sourire
de Léonard, affadi et un peu niais, retrousse les lèvres en fleur. Il
introduisit dans la peinture la symétrie, qui est le contraire de l'équi-
libre et immobilisa l'espace dans la dureté confite des bleus, des verts,
des rouges crus orchestrés presque au hasard. Sa vigueur ronde, son
élégance louche, mais robuste, sa précision aiguë à dessiner les fonds,
arbres grêles, lignes ondulantes des vallées et des collines, l'énergie
de ses figures droites dont un rythme monotone tord les hanches,
applique un pied sur le sol, donne à toutes les attitudes une étrange
allure dansante, expliquent quand même suffisamment l'action qu'il
exerça sur Raphaël qui, dès son départ d'Urbin, passa auprès du
(i) Vasari.
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