épuisante contre une matière rebelle aux caprices violents qu'il ne peut
lui imposer.
L'erreur des dernières écoles grecques ne lui avait pourtant pas
échappé. Il répugnait au jeu des clartés et des ombres sur la pierre
travaillée. Il savait que l'expression du volume dans l'espace est le
dernier terme de l'effort plastique, la ligne n'étant en somme qu'un
signe conventionnel et la couleur n'ayant qu'une existence incertaine
et variable déterminée par l'heure, la saison, l'éclairage, les nuances
les plus fugitives de notre sensibilité. Il repoussait la polychromie elle-
même, voulait le marbre aussi nu que l'idée. Il a dit tout cela en
termes si clairs qu'on se prend à n'y plus voir que le péril qui s'y
cache, celui où tomberont les doctrinaires du siècle suivant, et où
s'enlisera David. « La peinture est d'autant plus belle qu'elle se rap-
proche plus de la sculpture, la sculpture d'autant plus mauvaise qu'elle
est plus près de la peinture. »
Comment ne s'est-il pas aperçu qu'il était lui-même beaucoup
plus près de la sculpture quand il couvrait les murailles de fresques
que quand il s'attaquait à la matière des murailles? Chaque fois qu'il
prend le ciseau, il est victime de sa science à peu près absolue de
l'anatomie musculaire. La tempête qui gronde au dedans de ses formes
se disperse à la barrière de leurs muscles. Elle ne rayonne jamais en
ondes infinies comme l'esprit qui sort des statues égyptiennes, en ondes
balancées comme l'esprit qui sort des marbres d'Olympie, en ondes
pénétrantes comme l'esprit qui sort des vieilles sculptures françaises.
Il décomposait le mouvement en ses éléments matériels. Il savait trop
comment les muscles étaient faits. Il avait beau les pétrir et les tordre
en tous sens, presque jamais il n'osait se permettre de les ramasser
tous en masses synthétiques qui rendent la pensée avec d'autant plus
de vigueur qu'elles participent davantage à définir l'architecture des
corps dont elles font partie. S'il méconnut en général les grandes sur-
faces expressives, c'est qu'il connaissait trop bien le mécanisme de
l'expression.
Mais la peinture le libère. D'abord, il ne veut pas peindre la Six-
tine. Puis, par faiblesse, il cède, apprend tout seul un métier qu'il
ignore, reste enfermé là quatre ans, seul en face de Dieu. La brosse
et le pinceau obéissent au vertige de l'esprit sur qui la matière du
marbre, trop dure à travailler, était toujours en retard. Quand il avait
fait la moitié d'un colosse, le colosse était dépassé, d'autres tourments,
d'autres victoires, d'autres défaites réclamaient leur tour. Il n'ache-
vait presque jamais ses statues, jamais ses ensembles monumentaux.
Il achèvera la Sixtine, le plus vaste ensemble décoratif du monde. Il
est grand peintre malgré lui, et malgré lui c'est là qu'il est lui-même.
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lui imposer.
L'erreur des dernières écoles grecques ne lui avait pourtant pas
échappé. Il répugnait au jeu des clartés et des ombres sur la pierre
travaillée. Il savait que l'expression du volume dans l'espace est le
dernier terme de l'effort plastique, la ligne n'étant en somme qu'un
signe conventionnel et la couleur n'ayant qu'une existence incertaine
et variable déterminée par l'heure, la saison, l'éclairage, les nuances
les plus fugitives de notre sensibilité. Il repoussait la polychromie elle-
même, voulait le marbre aussi nu que l'idée. Il a dit tout cela en
termes si clairs qu'on se prend à n'y plus voir que le péril qui s'y
cache, celui où tomberont les doctrinaires du siècle suivant, et où
s'enlisera David. « La peinture est d'autant plus belle qu'elle se rap-
proche plus de la sculpture, la sculpture d'autant plus mauvaise qu'elle
est plus près de la peinture. »
Comment ne s'est-il pas aperçu qu'il était lui-même beaucoup
plus près de la sculpture quand il couvrait les murailles de fresques
que quand il s'attaquait à la matière des murailles? Chaque fois qu'il
prend le ciseau, il est victime de sa science à peu près absolue de
l'anatomie musculaire. La tempête qui gronde au dedans de ses formes
se disperse à la barrière de leurs muscles. Elle ne rayonne jamais en
ondes infinies comme l'esprit qui sort des statues égyptiennes, en ondes
balancées comme l'esprit qui sort des marbres d'Olympie, en ondes
pénétrantes comme l'esprit qui sort des vieilles sculptures françaises.
Il décomposait le mouvement en ses éléments matériels. Il savait trop
comment les muscles étaient faits. Il avait beau les pétrir et les tordre
en tous sens, presque jamais il n'osait se permettre de les ramasser
tous en masses synthétiques qui rendent la pensée avec d'autant plus
de vigueur qu'elles participent davantage à définir l'architecture des
corps dont elles font partie. S'il méconnut en général les grandes sur-
faces expressives, c'est qu'il connaissait trop bien le mécanisme de
l'expression.
Mais la peinture le libère. D'abord, il ne veut pas peindre la Six-
tine. Puis, par faiblesse, il cède, apprend tout seul un métier qu'il
ignore, reste enfermé là quatre ans, seul en face de Dieu. La brosse
et le pinceau obéissent au vertige de l'esprit sur qui la matière du
marbre, trop dure à travailler, était toujours en retard. Quand il avait
fait la moitié d'un colosse, le colosse était dépassé, d'autres tourments,
d'autres victoires, d'autres défaites réclamaient leur tour. Il n'ache-
vait presque jamais ses statues, jamais ses ensembles monumentaux.
Il achèvera la Sixtine, le plus vaste ensemble décoratif du monde. Il
est grand peintre malgré lui, et malgré lui c'est là qu'il est lui-même.
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