sens du symbole de la Sixtine et consenti à souffrir encore pour con-
naître qu'elle eût quand même succombé. Elle avait déployé trop de
passion dans la lutte, elle en restait anéantie. Jamais aucun monde,
en mûrissant, n'avait connu le désespoir qu'il y a dans la force de
Michel-Ange, ni l'espèce de lassitude abandonnée qu'on sent poindre
souvent dans celle de Raphaël. L'un comme l'autre allaient, pendant
quatre siècles, créer des victimes innombrables, tous ceux qui ne pui-
seraient pas dans la sève d'un peuple en ascension un sentiment assez
viril pour résister à leur enseignement formel. Quand nous savons
trop de choses, nous ne pouvons plus rien trouver. L'École commence
à s'organiser du vivant même de Michel-Ange, avec ses élèves et ceux
de Raphaël, Jules Romain, Jean d'Udine, Daniel de Volterra. L'Aca-
démie de Saint-Luc se fonde moins de quinze ans après sa mort.
L'Italie allait enseigner à ceux qui ne surent pas la comprendre qu'il
était nécessaire, pour créer des chefs-d'œuvre, d'enfermer dans une
toile « composée » des familles de lutteurs.
C'est l'Italie, sans doute, qui a révélé au monde « la composition »
et qui, par Giotto d'abord, puis par les maîtres de Rome et de Venise,
s'en est servie avec le plus d'aisance, de puissance et d'autorité. Sans
elle, nous n'aurions eu ni Rubens, ni Rembrandt, ni Poussin, qui sont
de grands compositeurs. La « composition », c'est l'introduction de
l'ordre intellectuel dans le chaos des sensations. La composition est
nécessaire. Mais la composition est personnelle. Elle n'appartient qu'à
l'artiste capable, par ses seuls moyens, de découvrir dans la nature
quelques directions essentielles qui lui révèlent la loi de son mouve-
ment général. Si la composition n'exprime une unité vivante de formes,
de couleurs et de sentiments, elle est un vêtement désuet qui ne recouvre
rien. Un fruit, un verre, n'importe quel morceau vivant, ou rien, deux
tons harmonieusement rapprochés, prennent une valeur éternelle à
côté du grand tableau « bien composé » qui n'exprime aucune intimité
entre celui qui l'a conçu et le monde cependant inépuisable des sensa-
tions et des idées.
L'École ne tue pas la vie, puisqu'elle n'apparaît qu'au cours de
l'agonie des races. Mais elle sert de frein à l'effort de ceux qui vont
à la vie, étouffe leurs derniers sursauts ou compromet leurs premières
révoltes à l'aube des sociétés neuves. Elle sème des ruines autour d'elle
en conseillant aux hommes d'oublier les heures héroïques où ils vivaient
ingénument. En dehors de ses attentats incessants à la sensibilité —
je dirais négligeable s'il existait une seule sensibilité qui pût s'éteindre
isolément sans que sa perte retentît sur toutes les autres — de ceux
qu'elle a dévoyés, le plus grand crime de l'École est d'avoir, pendant
trois siècles, détourné notre amour de l'action des primitifs et permis
T. III.
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naître qu'elle eût quand même succombé. Elle avait déployé trop de
passion dans la lutte, elle en restait anéantie. Jamais aucun monde,
en mûrissant, n'avait connu le désespoir qu'il y a dans la force de
Michel-Ange, ni l'espèce de lassitude abandonnée qu'on sent poindre
souvent dans celle de Raphaël. L'un comme l'autre allaient, pendant
quatre siècles, créer des victimes innombrables, tous ceux qui ne pui-
seraient pas dans la sève d'un peuple en ascension un sentiment assez
viril pour résister à leur enseignement formel. Quand nous savons
trop de choses, nous ne pouvons plus rien trouver. L'École commence
à s'organiser du vivant même de Michel-Ange, avec ses élèves et ceux
de Raphaël, Jules Romain, Jean d'Udine, Daniel de Volterra. L'Aca-
démie de Saint-Luc se fonde moins de quinze ans après sa mort.
L'Italie allait enseigner à ceux qui ne surent pas la comprendre qu'il
était nécessaire, pour créer des chefs-d'œuvre, d'enfermer dans une
toile « composée » des familles de lutteurs.
C'est l'Italie, sans doute, qui a révélé au monde « la composition »
et qui, par Giotto d'abord, puis par les maîtres de Rome et de Venise,
s'en est servie avec le plus d'aisance, de puissance et d'autorité. Sans
elle, nous n'aurions eu ni Rubens, ni Rembrandt, ni Poussin, qui sont
de grands compositeurs. La « composition », c'est l'introduction de
l'ordre intellectuel dans le chaos des sensations. La composition est
nécessaire. Mais la composition est personnelle. Elle n'appartient qu'à
l'artiste capable, par ses seuls moyens, de découvrir dans la nature
quelques directions essentielles qui lui révèlent la loi de son mouve-
ment général. Si la composition n'exprime une unité vivante de formes,
de couleurs et de sentiments, elle est un vêtement désuet qui ne recouvre
rien. Un fruit, un verre, n'importe quel morceau vivant, ou rien, deux
tons harmonieusement rapprochés, prennent une valeur éternelle à
côté du grand tableau « bien composé » qui n'exprime aucune intimité
entre celui qui l'a conçu et le monde cependant inépuisable des sensa-
tions et des idées.
L'École ne tue pas la vie, puisqu'elle n'apparaît qu'au cours de
l'agonie des races. Mais elle sert de frein à l'effort de ceux qui vont
à la vie, étouffe leurs derniers sursauts ou compromet leurs premières
révoltes à l'aube des sociétés neuves. Elle sème des ruines autour d'elle
en conseillant aux hommes d'oublier les heures héroïques où ils vivaient
ingénument. En dehors de ses attentats incessants à la sensibilité —
je dirais négligeable s'il existait une seule sensibilité qui pût s'éteindre
isolément sans que sa perte retentît sur toutes les autres — de ceux
qu'elle a dévoyés, le plus grand crime de l'École est d'avoir, pendant
trois siècles, détourné notre amour de l'action des primitifs et permis
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