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Les racines de Venise plongent dans l'ombre rouge de Saint-Marc,
sous les coupoles d'or éteint où l'encens a comme une odeur de semence
et de sang décomposés.
Cette ville de marchands, qui mêlait dans son action vivante la
passion italienne à la corruption du bas-empire, le christianisme fai-
sandé d'Orient au christianisme barbare d'Occident, l'Islam spiri-
tualiste au paganisme grec pour en faire, dans l'élan soutenu de son
énergie infatigable, quelque chose de personnel comme sa vie suspendue
entre l'air et l'eau, et de victorieux comme le combat qu'elle livrait
sur toutes les mers pour affirmer et maintenir son règne, parvint à la
profonde, à l'impérieuse, à l'indiscutable harmonie, en accumulant
sans choix, sans goût, au hasard des conquêtes et des caprices, tous les
éléments épars dont la cohésion et l'accord sont d'habitude nécessaires
pour la réaliser. Avant qu'elle ait mûri dans l'âme de Titien, l'harmonie
de Venise, qui s'impose comme une force naturelle, s'est faite sponta-
nément, dans le même courant de vigueur conquérante qui disposait
sans le savoir, pour atténuer les contrastes et entraîner les couleurs
disparates dans un seul mouvement, de la poussière d'eau et de lumière
qui mêle la mer et le ciel.
Seuls des parvenus à qui tout réussit, qui ont l'entraînement de
l'audace et l'habitude de la victoire, pouvaient entasser ainsi les siècles
et les styles les uns sur les autres, décorer de femmes nues les portes
d'une église, dresser un quadrige romain au-devant des coupoles d'or
qu'ils rapportaient de Byzance, jucher sur des colonnes trop hautes
des lions trop petits, bâtir des palais dont la base est en haut. Le
mauvais goût étalé avec cette insolence finit par créer une sorte de
beauté élémentaire et fatale, comme une forêt où se mêlent les formes
les plus rudes et les plus délicates, comme une foule où la brutalité
des instincts primitifs se confond avec les raffinements de l'esprit
et les purs élans du cœur. Venise a trempé sa force et sa grâce dans
une sorte de marée matérielle enivrante et trouble, ainsi qu'un monde
où monteraient, du sein d'une nature tropicale, des alcazars et des
mosquées, des temples hindous, des parthénons, des cathédrales.
Dans cette atmosphère de conte oriental, au milieu du bruit des
fêtes, du claquement des drapeaux, des cortèges marins aux voiles
de pourpre, de l'énorme rumeur des quais où trois mille navires ver-
saient à la foule bariolée tout l'Orient, un ordre spontané naquit, en
pleine énergie vénitienne, au moment où le foyer merveilleux, absor-
bant la chaleur des terres lointaines, la renvoyait jusqu'à ses sources
à travers la mer et la répandait sur l'Occident. Au xive, au xve siècle,
l'Europe se débattait entre l'anarchie féodale, la lutte des Communes-
pour se maintenir, le premier effort d'unité monarchique. Venise seule,

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