les arbres secs, les routes, les cultures méticuleuses dans le matin
transparent. Cet abord réservé, cette ferme élégance, ce grand dessin
viril de l'homme habitué à attaquer le cuivre, cet ordre géométrique
dans les groupes dispersés, ces gestes que leur sûreté fait solennels
et hiératiques, presque funèbres, comme un adieu aux âges morts, tout
cela lui appartenait. Piero della Francesca seul y eût relevé la trace
indélébile de sa pensée et l'élan de l'Italie vers la possession tragique
de la forme définitive au delà de laquelle Michel-Ange allait rencontrer
l'abîme ouvert du néant. Andrea Mantegna est si sûr d'approcher,
par de durs chemins, des réalités absolues, que pour scander sa
marche, il joue d'une harpe de fer.
Un esprit de cette vigueur devait produire sur les premiers hommes
que l'âme de Venise commença de tourmenter, une influence d'autant
plus vive qu'il leur ressemblait moins. Mantegna fut l'ossature que
la cité fastueuse revêtit de chair et de peau et sur laquelle elle jeta
la puissance de son décor et la gloire de son ciel. La peinture de Gri-
velli, formé lui aussi par Squarcione, peinture triste, décharnée comme
du bois mort, n'a rien encore, à vrai dire, qui puisse faire soupçonner
l'approche de ce frémissement de matière vivante où Giorgione, trente
ans plus tard, verra naître un monde nouveau. Mais Jacopo Bellini,
qui aima Mantegna jusqu'à lui donner sa fille, a déjà vu trembler
la pourpre vénitienne dans la basilique obscure où la fumée des cierges
monte comme une vapeur de sang. La double influence de son maître
Gentile da Fabriano et de son gendre Mantegna va s'affirmer dans
ses deux fils pour atteindre, avec la génération suivante, l'accord dans
la maturité.
Giovanni Bellini partit de Mantegna pour aller jusqu'à Giorgione.
Il vécut quatre-vingt-dix ans pour réaliser au cours de sa vie même
le grand mouvement dramatique qui devait permettre aux peintres
de Venise de rejeter le rationalisme platonicien et de retrouver dans
leur désir l'esprit dionysien du vieux monde, alourdi de mille ans de
désirs comprimés, tout surchargé de voluptés approfondies et d'opti-
misme sensuel volontairement accepté. La sécheresse et la sévérité
du maître de Mantoue allaient se noyer peu à peu dans sa sensibilité
mûrissante avec le siècle qui montait. Il fut le témoin permanent et
le principal acteur de l'effort décisif où se découvrit Venise. Les Flo-
rentins s'exaspéraient dans la recherche de la ligne expressive et du
modelé anatomique, qu'il avait déjà réalisé le modelé vivant, les
grandes surfaces simplifiées qui donnent aux corps leur plénitude,
leur assiette et leur pesanteur. Sans doute, ils ne frémissaient pas
encore sous ces ondes de sang qui font battre leur chair quand ils
s'étendent à l'ombre des arbres devant Giorgione ou Titien. Quelques
85 œ
transparent. Cet abord réservé, cette ferme élégance, ce grand dessin
viril de l'homme habitué à attaquer le cuivre, cet ordre géométrique
dans les groupes dispersés, ces gestes que leur sûreté fait solennels
et hiératiques, presque funèbres, comme un adieu aux âges morts, tout
cela lui appartenait. Piero della Francesca seul y eût relevé la trace
indélébile de sa pensée et l'élan de l'Italie vers la possession tragique
de la forme définitive au delà de laquelle Michel-Ange allait rencontrer
l'abîme ouvert du néant. Andrea Mantegna est si sûr d'approcher,
par de durs chemins, des réalités absolues, que pour scander sa
marche, il joue d'une harpe de fer.
Un esprit de cette vigueur devait produire sur les premiers hommes
que l'âme de Venise commença de tourmenter, une influence d'autant
plus vive qu'il leur ressemblait moins. Mantegna fut l'ossature que
la cité fastueuse revêtit de chair et de peau et sur laquelle elle jeta
la puissance de son décor et la gloire de son ciel. La peinture de Gri-
velli, formé lui aussi par Squarcione, peinture triste, décharnée comme
du bois mort, n'a rien encore, à vrai dire, qui puisse faire soupçonner
l'approche de ce frémissement de matière vivante où Giorgione, trente
ans plus tard, verra naître un monde nouveau. Mais Jacopo Bellini,
qui aima Mantegna jusqu'à lui donner sa fille, a déjà vu trembler
la pourpre vénitienne dans la basilique obscure où la fumée des cierges
monte comme une vapeur de sang. La double influence de son maître
Gentile da Fabriano et de son gendre Mantegna va s'affirmer dans
ses deux fils pour atteindre, avec la génération suivante, l'accord dans
la maturité.
Giovanni Bellini partit de Mantegna pour aller jusqu'à Giorgione.
Il vécut quatre-vingt-dix ans pour réaliser au cours de sa vie même
le grand mouvement dramatique qui devait permettre aux peintres
de Venise de rejeter le rationalisme platonicien et de retrouver dans
leur désir l'esprit dionysien du vieux monde, alourdi de mille ans de
désirs comprimés, tout surchargé de voluptés approfondies et d'opti-
misme sensuel volontairement accepté. La sécheresse et la sévérité
du maître de Mantoue allaient se noyer peu à peu dans sa sensibilité
mûrissante avec le siècle qui montait. Il fut le témoin permanent et
le principal acteur de l'effort décisif où se découvrit Venise. Les Flo-
rentins s'exaspéraient dans la recherche de la ligne expressive et du
modelé anatomique, qu'il avait déjà réalisé le modelé vivant, les
grandes surfaces simplifiées qui donnent aux corps leur plénitude,
leur assiette et leur pesanteur. Sans doute, ils ne frémissaient pas
encore sous ces ondes de sang qui font battre leur chair quand ils
s'étendent à l'ombre des arbres devant Giorgione ou Titien. Quelques
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