Universitätsbibliothek HeidelbergUniversitätsbibliothek Heidelberg
Overview
Facsimile
0.5
1 cm
facsimile
Scroll
OCR fulltext
drapeaux. Il est monté sur les terrasses de ses palais d'Orient pour
voir passer le cortège des Doges quand ils allaient jeter dans l'Adria-
tique leur anneau nuptial. Il a broyé sur sa palette toutes les perles
de la mer que drainaient ses flottes victorieuses. Il a parcouru la
courbe du globe à leur suite et deviné l'aspect des voiles azurées qui
le bercent dans l'éther.
En faisant participer les rayons qui traversent l'espace, sa fraî-
cheur, ses rumeurs, ses brises, aux poèmes mythologiques où la néces-
sité de l'amour s'affirmait avec un tranquille lyrisme, il a noué la
chaîne d'or et de feuillage tendue entre l'esprit antique et le nouveau
paganisme qui devait fleurir, plus tard, dans l'âme de Watteau. On
reconnaît, chez ce Vénitien somptueux et sensuel, dans les arbres
revêtus de lierre et de mousse où éclatent des fleurs rouges, dans les
formes subtiles, nues ou voilées d'étoffes légères qui palpitent sur les
flots comme des pétales de rose, l'aurore de cette impondérable poésie
qui bercera, deux siècles après lui, la mort souriante et brave des
vieilles aristocraties.
Cette divination poétique est d'autant plus admirable chez Véro-
nèse, que le siècle qui le suivit fut tout à fait silencieux à Venise, tandis
que ce même siècle, par les hommes du nord de l'Europe, par Pous-
sin, par Claude Lorrain, par Rubens, préparait Watteau. Du temps
même de Véronèse, avec Bassano, dont les rouges vineux et les ombres
opaques envahissent les fonds qui s'éteignent, avec Schiavone et ses
paysages déclamatoires, avec l'abondance triviale de Palma le jeune,
la vie artistique de Venise sombre dans la vulgarité, comme sa vie
amoureuse va s'enliser dans la basse et veule débauche. Dès
le xviie siècle, elle tend à devenir le lupanar de l'Europe. Après avoir
vécu de son travail aventureux, elle vit de ses rentes. Aucune société,
aucune civilisation ne résiste à cela.
Cependant elle avait accompli sa tâche, fondé la grande peinture,
lancé les artistes sur une voie au bout de laquelle il faut trouver autre
chose, ou mourir. Tâche immense, en vérité, qui établit pour ainsi
dire la circulation intellectuelle de la civilisation moderne, bien avant
la musique allemande, appelée deux siècles plus tard à donner à
l'esprit européen la conscience profonde de ce grand événement. L'unité
sensuelle de l'Europe devenait, par l'action de la peinture vénitienne,
sa fonction spirituelle même, celle dont le panthéisme et le transfor-
misme du nord allaient s'emparer. En introduisant l'air et sa vie dans
la peinture, les Vénitiens y avaient fait entrer la continuité non plus
abstraite, mais active et visible des formes qui se combinent, des plans
qui s'enfoncent, de tous les fragments de matière solide, liquide,
aérienne, qui se déterminent les uns par les autres et passent les uns

— 103 œ
 
Annotationen