usé et pour recréer l'univers. Le drame, là, est tout moral, ici tout
intellectuel. Les Flamands souffrent de ne plus vivre pleinement, les
Italiens souffrent de ne pas savoir, et quand ils ont appris à force de
souffrir, ils souffrent encore pour savoir davantage, parce que ce qui
domine en eux, c'est le désir des formes absolues et l'imagination pour
les réaliser.
De là toute la différence entre les deux mouvements parallèles qui
firent passer l'Occident d'une forme de civilisation collective à une
forme d'investigation individuelle. En Italie, la passion mène les
hommes, ils vont de l'avant parce qu'ils en sentent le besoin, en Flandre,
ils vont de l'avant malgré eux, leurs vieux vêtements leur plaisent, et
c'est parce qu'avec la peinture ils se sont emparés du paysage intime
et réel et non plus surtout destiné, comme à Florence, à exprimer des
abstractions, qu'ils jouent à leur insu, dans la conquête du futur, un
rôle positif et nécessaire. C'est parce que leur vie sociale est désorga-
nisée, sans doute, c'est parce qu'ils sont malheureux, parce qu'une
dépression morale invincible les courbe qu'ils préparent une génération
incapable de résister à l'intellectualisme italien, si consolant par ses
mirages, mais si funeste à ceux qui n'ont pas conquis de haute lutte
le droit de le comprendre et de se l'assimiler.
A la suite de l'invasion française dans la péninsule, le mince rem-
part que l'école avignonnaise opposait à la conquête morale de la
France par l'Italie fut emporté. Suivant la loi, le vaincu prit
sa revanche. A travers la France entraînée dans les voies de la culture
italienne, la Flandre anémiée sentit le choc. Les peintres, qui avaient
déserté Bruges pour Anvers, où se concentrait, surtout depuis l'avè-
nement de Charles-Quint, héritier des Pays-Bas par le mariage de
son grand-père, toute l'activité des villes flamandes, cédèrent à la
séduction du génie méridional. La résistance était difficile. A la
suite de François Ier et de Charles-Quint, tous les puissants de l'Occi-
dent affichaient leurs préférences pour les peintres transalpins, et, au
début du siècle, la grande peinture symphonique était née à Rome
et à Venise et faisait paraître l'idéal gothique assez gauche, très diminué
de force et de nécessité, aux esprits qui éprouvaient, au Nord comme
au Midi, le besoin général d'affranchir les individus.
C'est pour fuir l'impersonnalité médiévale que Jean de Mabuse
et Van Orley, et Conninxloo, Coxcie, Van Hemessen, Martin de Voss,
Jean Mostaert à leur suite, abaissèrent leur personnalité devant celle
des Italiens. Que van Orley suivît Rome et Florence, que Martin de
Voss invoquât l'autorité des Vénitiens, ce fut l'occasion d'anecdotes
trop dramatisées, de nudités trop idéales, de mythologies trop pesantes.
Si Jean de Mabuse n'avait arrêté quelquefois ses regards sur les glabres
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intellectuel. Les Flamands souffrent de ne plus vivre pleinement, les
Italiens souffrent de ne pas savoir, et quand ils ont appris à force de
souffrir, ils souffrent encore pour savoir davantage, parce que ce qui
domine en eux, c'est le désir des formes absolues et l'imagination pour
les réaliser.
De là toute la différence entre les deux mouvements parallèles qui
firent passer l'Occident d'une forme de civilisation collective à une
forme d'investigation individuelle. En Italie, la passion mène les
hommes, ils vont de l'avant parce qu'ils en sentent le besoin, en Flandre,
ils vont de l'avant malgré eux, leurs vieux vêtements leur plaisent, et
c'est parce qu'avec la peinture ils se sont emparés du paysage intime
et réel et non plus surtout destiné, comme à Florence, à exprimer des
abstractions, qu'ils jouent à leur insu, dans la conquête du futur, un
rôle positif et nécessaire. C'est parce que leur vie sociale est désorga-
nisée, sans doute, c'est parce qu'ils sont malheureux, parce qu'une
dépression morale invincible les courbe qu'ils préparent une génération
incapable de résister à l'intellectualisme italien, si consolant par ses
mirages, mais si funeste à ceux qui n'ont pas conquis de haute lutte
le droit de le comprendre et de se l'assimiler.
A la suite de l'invasion française dans la péninsule, le mince rem-
part que l'école avignonnaise opposait à la conquête morale de la
France par l'Italie fut emporté. Suivant la loi, le vaincu prit
sa revanche. A travers la France entraînée dans les voies de la culture
italienne, la Flandre anémiée sentit le choc. Les peintres, qui avaient
déserté Bruges pour Anvers, où se concentrait, surtout depuis l'avè-
nement de Charles-Quint, héritier des Pays-Bas par le mariage de
son grand-père, toute l'activité des villes flamandes, cédèrent à la
séduction du génie méridional. La résistance était difficile. A la
suite de François Ier et de Charles-Quint, tous les puissants de l'Occi-
dent affichaient leurs préférences pour les peintres transalpins, et, au
début du siècle, la grande peinture symphonique était née à Rome
et à Venise et faisait paraître l'idéal gothique assez gauche, très diminué
de force et de nécessité, aux esprits qui éprouvaient, au Nord comme
au Midi, le besoin général d'affranchir les individus.
C'est pour fuir l'impersonnalité médiévale que Jean de Mabuse
et Van Orley, et Conninxloo, Coxcie, Van Hemessen, Martin de Voss,
Jean Mostaert à leur suite, abaissèrent leur personnalité devant celle
des Italiens. Que van Orley suivît Rome et Florence, que Martin de
Voss invoquât l'autorité des Vénitiens, ce fut l'occasion d'anecdotes
trop dramatisées, de nudités trop idéales, de mythologies trop pesantes.
Si Jean de Mabuse n'avait arrêté quelquefois ses regards sur les glabres
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