EXPOSITIONS DE LONDRES.
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Rossetti, comme poète et comme peintre, a donné sa physionomie carac-
téristique. Le pré-raphaélisme a engendré, dans un public de dilettanti,
de gens raffinés et de femmes sentimentales le mouvement esthétique. 11
y a quatre ou cinq ans, l’esthétisme était plein de vie et à son apogée.
Alors il influençait le costume, les modes, la décoration et l’ameublement
des maisons et se faisait sentir dans mille détails de la vie et des mœurs.
Mais son règne a été de courte durée. Comme tout ce qui est artificiel et
forcé, il s’est vite épuisé. Dante Rossetti, le véritable initiateur, est mort et
M. Oscar Wylde, le type populaire de 1’ « esthète », s’est marié. M. Rurne
Jones reste ainsi le dernier représentant d’une forme d’art à peu près
épuisée et d’une manière de voir et de sentir en voie de disparaître. Son
art mourra avec lui et il n’y aura plus personne pour parcourir le che-
min où il est seul aujourd’hui. La petite église des esthètes, repliée
sur elle-même, survit cependant, et compense, par la ferveur et l’en-
thousiasme, la force et le nombre qui lui manquent. M. Rurne Jones est
l’objet d’une admiration sans bornes de la part d’un groupe de fidèles,
recrutés surtout parmi les femmes. La Grosvenor Gallery, où il expose
ses œuvres, est une sorte de temple pour les esthètes. Le jour de l’ou-
verture de l’exposition, tous sont là se pâmant au milieu de la foule. Il
est ensuite presque impossible de passer devant les toiles du maître
sans en rencontrer quelques-uns, faisant une sorte de faction et atten-
dant les visiteurs pour les convertir. Je suis personnellement très porté à
sympathiser avec le zèle ardent de petits groupes d’hommes luttant pour
leurs idées contre l’indifférence ou l’hostilité générale; aussi, quoique
l’art des esthètes et de M. Rurne Jones soit tout ce qu’il y a de plus
opposé à mes prédilections, j’ai toujours ressenti pour eux de la sympa-
thie et les ai étudiés avec un vif intérêt.
Nous voici donc à la Grosvenor Gallery, devant le grand tableau que
M. Rurne Jones expose cette année et qui, dans la salle principale, occupe
la place cl’honneur. C’est une toile en hauteur. En bas, au premier plan, un
homme en armure, assis, tient une couronne entre ses mains; au milieu,
également assise, se trouve une jeune fille pâle, assez peu vêtue d’un
costume fantaisiste qui ne suggère en rien la condition à laquelle elle peut
appartenir. Deux jeunes gens, à tournure de pages, chantent en haut du ta-
bleau. Le chevalier et la jeune fille sont placés dans une sorte de vestibule
ou de galerie formée par la balustrade d’une architecture tout aussi extra-
ordinaire que le costume des personnages. Des accessoires et des détails
variés, passablement prétentieux, ajoutent au raffinement quintessencié
de l’ensemble. On a beau se torturer l’esprit, il est impossible de mettre
un titre au tableau et de découvrir le sujet que l’artiste a voulu représen-
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Rossetti, comme poète et comme peintre, a donné sa physionomie carac-
téristique. Le pré-raphaélisme a engendré, dans un public de dilettanti,
de gens raffinés et de femmes sentimentales le mouvement esthétique. 11
y a quatre ou cinq ans, l’esthétisme était plein de vie et à son apogée.
Alors il influençait le costume, les modes, la décoration et l’ameublement
des maisons et se faisait sentir dans mille détails de la vie et des mœurs.
Mais son règne a été de courte durée. Comme tout ce qui est artificiel et
forcé, il s’est vite épuisé. Dante Rossetti, le véritable initiateur, est mort et
M. Oscar Wylde, le type populaire de 1’ « esthète », s’est marié. M. Rurne
Jones reste ainsi le dernier représentant d’une forme d’art à peu près
épuisée et d’une manière de voir et de sentir en voie de disparaître. Son
art mourra avec lui et il n’y aura plus personne pour parcourir le che-
min où il est seul aujourd’hui. La petite église des esthètes, repliée
sur elle-même, survit cependant, et compense, par la ferveur et l’en-
thousiasme, la force et le nombre qui lui manquent. M. Rurne Jones est
l’objet d’une admiration sans bornes de la part d’un groupe de fidèles,
recrutés surtout parmi les femmes. La Grosvenor Gallery, où il expose
ses œuvres, est une sorte de temple pour les esthètes. Le jour de l’ou-
verture de l’exposition, tous sont là se pâmant au milieu de la foule. Il
est ensuite presque impossible de passer devant les toiles du maître
sans en rencontrer quelques-uns, faisant une sorte de faction et atten-
dant les visiteurs pour les convertir. Je suis personnellement très porté à
sympathiser avec le zèle ardent de petits groupes d’hommes luttant pour
leurs idées contre l’indifférence ou l’hostilité générale; aussi, quoique
l’art des esthètes et de M. Rurne Jones soit tout ce qu’il y a de plus
opposé à mes prédilections, j’ai toujours ressenti pour eux de la sympa-
thie et les ai étudiés avec un vif intérêt.
Nous voici donc à la Grosvenor Gallery, devant le grand tableau que
M. Rurne Jones expose cette année et qui, dans la salle principale, occupe
la place cl’honneur. C’est une toile en hauteur. En bas, au premier plan, un
homme en armure, assis, tient une couronne entre ses mains; au milieu,
également assise, se trouve une jeune fille pâle, assez peu vêtue d’un
costume fantaisiste qui ne suggère en rien la condition à laquelle elle peut
appartenir. Deux jeunes gens, à tournure de pages, chantent en haut du ta-
bleau. Le chevalier et la jeune fille sont placés dans une sorte de vestibule
ou de galerie formée par la balustrade d’une architecture tout aussi extra-
ordinaire que le costume des personnages. Des accessoires et des détails
variés, passablement prétentieux, ajoutent au raffinement quintessencié
de l’ensemble. On a beau se torturer l’esprit, il est impossible de mettre
un titre au tableau et de découvrir le sujet que l’artiste a voulu représen-