LES SALONS DE 1895.
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pare d’une jeunesse éternelle par une compréhension renouvelée, par
l’imprévu de la mise en scène et du métier. Comme Chassériau, son
maitre, il souhaite enfermer la puissance évocatrice d’Eugène
Delacroix dans la forme hiératique d’Ingres ; un trait impassible
inscrit le contour de ses placides figures, et vous pourriez entendre
chacune murmurer avec le poète:
Je trône dans l’azur, comme un sphinx incompris,
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes;
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
C’est que, selon M. Gustave Moreau, l’expression ne se doit pas
acquérir aux dépens de l’eurythmie et le recours aux grossiers arti-
fices n’est pas obligé pour déterminer le sujet et faire saillir l’idée;
l’ordonnance, la pose et le coloris y sauront bien réussir. A l’heure
même où le matérialisme triomphait, M. Gustave Moreau s’est
employé, on le sait, à défendre les droits de l’esprit ; faut-il donc
s’étonner si des écrivains pieux les premiers surent célébrer, comme
il convient, le peintre des légendes païennes? « Le seul nom d’Ingres
brille en ce moment au-dessus du nom, hier inconnu, de M. Gustave
Moreau, lit-on dès 1864 dans le Mémorial catholique. Mais, entre eux,
quelle différence! Ingres, savant dessinateur, bien pénétré du grand
air de l’art antique, mais apparemment étranger à toute philosophie,
a lutté contre le monstre pseudo-classique de l’école de David et
débrouillé l’énigme du beau dessin ; c’est assez pour sa gloire. A
chacun son œuvre : à l’auteur du Virgile et du Saint Symphorien, la
restauration laborieuse et sincère des traditions d’Athènes; à M. Gus-
tave Moreau, l’interprétation intelligente et moderne de l’humaine
antiquité1. » Ainsi disait M. Désiré Laverdant, durant que les
sectaires railleurs isolaient le peintre, comme un mage dans sa
zigurat. Les jours ont coulé, les croyances du mage se sont répan-
dues, une génération s’est convertie à sa doctrine, et demain les
historiens s’accorderont à reconnaître en M. Gustave Moreau à la
fois un initiateur inspiré et l’artiste prédestiné pour servir de lien
entre l’école romantique et le symbolisme nouveau.
1. Appel aux artistes contre le Sphinx et Satan pour le Christ, la Madone et le
Paradis, par Désiré Laverdant. (Extrait du Mémorial catholique, 1864·, p. 21.) Un
des cinq chapitres est consacré presque dans son entier à M. Gustave Moreau et au
tableau par lui exposé au Salon de 1864, Œdipe et le Sphinx.
XIV. — 3e PERIODE.
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pare d’une jeunesse éternelle par une compréhension renouvelée, par
l’imprévu de la mise en scène et du métier. Comme Chassériau, son
maitre, il souhaite enfermer la puissance évocatrice d’Eugène
Delacroix dans la forme hiératique d’Ingres ; un trait impassible
inscrit le contour de ses placides figures, et vous pourriez entendre
chacune murmurer avec le poète:
Je trône dans l’azur, comme un sphinx incompris,
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes;
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
C’est que, selon M. Gustave Moreau, l’expression ne se doit pas
acquérir aux dépens de l’eurythmie et le recours aux grossiers arti-
fices n’est pas obligé pour déterminer le sujet et faire saillir l’idée;
l’ordonnance, la pose et le coloris y sauront bien réussir. A l’heure
même où le matérialisme triomphait, M. Gustave Moreau s’est
employé, on le sait, à défendre les droits de l’esprit ; faut-il donc
s’étonner si des écrivains pieux les premiers surent célébrer, comme
il convient, le peintre des légendes païennes? « Le seul nom d’Ingres
brille en ce moment au-dessus du nom, hier inconnu, de M. Gustave
Moreau, lit-on dès 1864 dans le Mémorial catholique. Mais, entre eux,
quelle différence! Ingres, savant dessinateur, bien pénétré du grand
air de l’art antique, mais apparemment étranger à toute philosophie,
a lutté contre le monstre pseudo-classique de l’école de David et
débrouillé l’énigme du beau dessin ; c’est assez pour sa gloire. A
chacun son œuvre : à l’auteur du Virgile et du Saint Symphorien, la
restauration laborieuse et sincère des traditions d’Athènes; à M. Gus-
tave Moreau, l’interprétation intelligente et moderne de l’humaine
antiquité1. » Ainsi disait M. Désiré Laverdant, durant que les
sectaires railleurs isolaient le peintre, comme un mage dans sa
zigurat. Les jours ont coulé, les croyances du mage se sont répan-
dues, une génération s’est convertie à sa doctrine, et demain les
historiens s’accorderont à reconnaître en M. Gustave Moreau à la
fois un initiateur inspiré et l’artiste prédestiné pour servir de lien
entre l’école romantique et le symbolisme nouveau.
1. Appel aux artistes contre le Sphinx et Satan pour le Christ, la Madone et le
Paradis, par Désiré Laverdant. (Extrait du Mémorial catholique, 1864·, p. 21.) Un
des cinq chapitres est consacré presque dans son entier à M. Gustave Moreau et au
tableau par lui exposé au Salon de 1864, Œdipe et le Sphinx.
XIV. — 3e PERIODE.
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