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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
cariatides superbes, soeurs de la figure qui se trouve à l’extrémité de
la fresque, font un lit de leurs draperies à la Vierge, qu’elles
défendent. Une piété sans limites et une pitié souveraine, ces deux
mots que l’italien confond presque en un seul mot1, resplendissent
dans cette couronne de femmes. Les draperies s’emmêlent, douces et
si fraîches, depuis 1529 : ceux-là mêmes qui accusaient Luini de
peindre « grossièrement » le mettaient au rang des plus forts pour
la manière de draper -. La tête de la femme qui tient le bras de la
Vierge se détache sur la croix du Bon larron ; le regard monte jusqu’à
celui-ci, dont la résignation poignante fait baisser la tète, pendant
que le Mauvais larron, Caïn crucifié, conserve sa révolte de corps et
d’âme et des gestes rebelles dans le contournement de ses muscles.
Le Christ est calme et l’expression se trouve graduée sans recherche,
sans emphase. Un vol d’anges, plein de tendresse, entoure la Croix
de chairs blondes, de têtes blondes, si fluides et si souples. Et,
comme un symbole de la brutalité romaine, l’étendard se dresse au-
dessous, avec la devise S P Q R. C’est là que l’on trouve, à cheval,
ce centurion qui partageait, avec le Christ, l’admiration de Lomazzo3.
Il est singulier que, de la tête du saint Jean, chaude, pathétique,
et l’une des premières où s’attache le contemplateur de cette œuvre,
les traits se trouvent esquissés deux fois, dans ceux de comparses
perdus au milieu des autres groupes ; et, ces satellites, ce sont deux
goujats affairés au supplice, mais ce sont aussi les seuls de ces
hommes qui lèvent la tète vers Jésus.
La figure vraiment sublime, c’est Madeleine. De toutes ces âmes
muettes, c’est elle qui touche le plus. « Elle fut près de la Croix, lors
de la Passion4. » Elle est tout auprès, aux pieds de l’immense gibet,
sa chevelure ruisselant d’un voile attaché par une bandelette et
qui est repoussé, crevé par ses cheveux triomphants ; elle relègue au
rang des coiffures tout ce que d’autres maîtres ont planté sur des
fronts quelconques. Les grandes mains — car Luini comprend les
mains fortes, comme les larges bouches et les faces puissantes —
ses mains d'un robuste dessin s’éploient comme deux ailes ; elle se
voue à celui que l’Eglise chrétienne lui a fait nommer « le Dieu de
son salut, Deus salutis meæ ! 5 »
\. Picta, pietà. L’accent seul diffère.
2. Lomazzo, Trattato, p. 237 et 457.
3. Lomazzo, Trattato, p. 228.
4. Legende dorée, ch. i, p. 160.
5. Vêpres de l’office de sainte Madeleine.
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cariatides superbes, soeurs de la figure qui se trouve à l’extrémité de
la fresque, font un lit de leurs draperies à la Vierge, qu’elles
défendent. Une piété sans limites et une pitié souveraine, ces deux
mots que l’italien confond presque en un seul mot1, resplendissent
dans cette couronne de femmes. Les draperies s’emmêlent, douces et
si fraîches, depuis 1529 : ceux-là mêmes qui accusaient Luini de
peindre « grossièrement » le mettaient au rang des plus forts pour
la manière de draper -. La tête de la femme qui tient le bras de la
Vierge se détache sur la croix du Bon larron ; le regard monte jusqu’à
celui-ci, dont la résignation poignante fait baisser la tète, pendant
que le Mauvais larron, Caïn crucifié, conserve sa révolte de corps et
d’âme et des gestes rebelles dans le contournement de ses muscles.
Le Christ est calme et l’expression se trouve graduée sans recherche,
sans emphase. Un vol d’anges, plein de tendresse, entoure la Croix
de chairs blondes, de têtes blondes, si fluides et si souples. Et,
comme un symbole de la brutalité romaine, l’étendard se dresse au-
dessous, avec la devise S P Q R. C’est là que l’on trouve, à cheval,
ce centurion qui partageait, avec le Christ, l’admiration de Lomazzo3.
Il est singulier que, de la tête du saint Jean, chaude, pathétique,
et l’une des premières où s’attache le contemplateur de cette œuvre,
les traits se trouvent esquissés deux fois, dans ceux de comparses
perdus au milieu des autres groupes ; et, ces satellites, ce sont deux
goujats affairés au supplice, mais ce sont aussi les seuls de ces
hommes qui lèvent la tète vers Jésus.
La figure vraiment sublime, c’est Madeleine. De toutes ces âmes
muettes, c’est elle qui touche le plus. « Elle fut près de la Croix, lors
de la Passion4. » Elle est tout auprès, aux pieds de l’immense gibet,
sa chevelure ruisselant d’un voile attaché par une bandelette et
qui est repoussé, crevé par ses cheveux triomphants ; elle relègue au
rang des coiffures tout ce que d’autres maîtres ont planté sur des
fronts quelconques. Les grandes mains — car Luini comprend les
mains fortes, comme les larges bouches et les faces puissantes —
ses mains d'un robuste dessin s’éploient comme deux ailes ; elle se
voue à celui que l’Eglise chrétienne lui a fait nommer « le Dieu de
son salut, Deus salutis meæ ! 5 »
\. Picta, pietà. L’accent seul diffère.
2. Lomazzo, Trattato, p. 237 et 457.
3. Lomazzo, Trattato, p. 228.
4. Legende dorée, ch. i, p. 160.
5. Vêpres de l’office de sainte Madeleine.