30. Denis Diderot
Die Salons (1763,1767)
Salon (1763)
Loutherbourg
Phenomene etrange! Unjeune peintre, de vingt-deux ans, qui se montre et se place
taut de suite sur la ligne de Berghem. Ses animaux sont peints de la meme force et de
la meme verite. C’est la meme entente et la meme harmonie generale. U est large, il
est moelleux; que n’est-ilpas?
II a expose un grand nombre de ‘paysages’. Jen’en decrirai qu’un seul.
Voyez ä gauche ce bout de foret: il est un peu trop vert, ä ce qu’on dit, mais il est
touffu et d’une frdicheur delicieuse. En sortant de ce bois et vous αναηςαηί vers la
droite, voyez ces masses de rochers, comme elles sont grandes et nobles, comme
elles sont douces et dorees dans les endroits ou la verdure ne les couvre point, et
comme elles sont tendres et agreables oü la verdure les tapisse encore! Dites-moi si
l’espace que vous decouvrez au deld de ces roches n ’estpas la chose qui a fixe cent
fois votre attention dans la nature. Comme tout s’eloigne, s’enfuit, se degrade
insensiblement, et lumieres et couleurs et objets! Et ces boeufs qui se reposent au
pied de ces montagnes, ne vivent-ils pas? ne ruminent-ils pas? N’est-ce pas la la
vraie couleur, le vrai caractere, la vraiepeau de ces animaux? Quelle intelligence et
quelle vigueur! [...]
Et l’accord et l’effet de ces petites masses de roches detachees et repandues sur le
devant ne vous frappent-ilspas? Ah! mon ami, que la nature est belle dans cepetit
canton! arretons-nous-y; la chaleur du jour commence ä se faire sentir, couchons-
nous le long de ces animaux. Tandis que nous admirerons l’ouvrage du Createur, la
conversation de ce pätre et de cette paysanne nous amusera; nos oreilles ne
dedaigneront pas les sons rustiques de ce bouvier, qui charme le silence de cette
solitude et trompe les ennuis de sa condition en jouant de la flute. Reposons-nous;
vous serez a cöte de moi, je serai a vospieds tranquille et en sürete, comme ce chien,
compagnon assidu de la vie de son maitre et garde fidele de son troupeau; et lorsque
le poids du jour sera tombe nous continuerons notre route, et dans un temps plus
eloigne, nous nous rappellerons encore cet endroit enchante et l’heure delicieuse
que nous y avonspassee. [...]
Ce faire de Loutherbourg, de Casanove, de Chardin et de quelques autres, tantanciens
que modernes, est long et penible. Ilfaut d chaque coup de pinceau, ou plutöt de
brosse ou depouce, que l’artiste s’eloigne de sa toilepour juger de l’effet. De pres
l’ouvrage ne parait qu’un tas informe de couleurs grossierement appliquees. Rien
n ’est plus difficile que d’allier ce soin, ces details, avec ce qu ’on appelle la moniere
large. Si les coups de force s’isolent et sefont sentir separement, l’effet du tout est
perdu. Quel art ilfautpour eviter cet ecueil! Quel travail que celui d’introduire entre
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Die Salons (1763,1767)
Salon (1763)
Loutherbourg
Phenomene etrange! Unjeune peintre, de vingt-deux ans, qui se montre et se place
taut de suite sur la ligne de Berghem. Ses animaux sont peints de la meme force et de
la meme verite. C’est la meme entente et la meme harmonie generale. U est large, il
est moelleux; que n’est-ilpas?
II a expose un grand nombre de ‘paysages’. Jen’en decrirai qu’un seul.
Voyez ä gauche ce bout de foret: il est un peu trop vert, ä ce qu’on dit, mais il est
touffu et d’une frdicheur delicieuse. En sortant de ce bois et vous αναηςαηί vers la
droite, voyez ces masses de rochers, comme elles sont grandes et nobles, comme
elles sont douces et dorees dans les endroits ou la verdure ne les couvre point, et
comme elles sont tendres et agreables oü la verdure les tapisse encore! Dites-moi si
l’espace que vous decouvrez au deld de ces roches n ’estpas la chose qui a fixe cent
fois votre attention dans la nature. Comme tout s’eloigne, s’enfuit, se degrade
insensiblement, et lumieres et couleurs et objets! Et ces boeufs qui se reposent au
pied de ces montagnes, ne vivent-ils pas? ne ruminent-ils pas? N’est-ce pas la la
vraie couleur, le vrai caractere, la vraiepeau de ces animaux? Quelle intelligence et
quelle vigueur! [...]
Et l’accord et l’effet de ces petites masses de roches detachees et repandues sur le
devant ne vous frappent-ilspas? Ah! mon ami, que la nature est belle dans cepetit
canton! arretons-nous-y; la chaleur du jour commence ä se faire sentir, couchons-
nous le long de ces animaux. Tandis que nous admirerons l’ouvrage du Createur, la
conversation de ce pätre et de cette paysanne nous amusera; nos oreilles ne
dedaigneront pas les sons rustiques de ce bouvier, qui charme le silence de cette
solitude et trompe les ennuis de sa condition en jouant de la flute. Reposons-nous;
vous serez a cöte de moi, je serai a vospieds tranquille et en sürete, comme ce chien,
compagnon assidu de la vie de son maitre et garde fidele de son troupeau; et lorsque
le poids du jour sera tombe nous continuerons notre route, et dans un temps plus
eloigne, nous nous rappellerons encore cet endroit enchante et l’heure delicieuse
que nous y avonspassee. [...]
Ce faire de Loutherbourg, de Casanove, de Chardin et de quelques autres, tantanciens
que modernes, est long et penible. Ilfaut d chaque coup de pinceau, ou plutöt de
brosse ou depouce, que l’artiste s’eloigne de sa toilepour juger de l’effet. De pres
l’ouvrage ne parait qu’un tas informe de couleurs grossierement appliquees. Rien
n ’est plus difficile que d’allier ce soin, ces details, avec ce qu ’on appelle la moniere
large. Si les coups de force s’isolent et sefont sentir separement, l’effet du tout est
perdu. Quel art ilfautpour eviter cet ecueil! Quel travail que celui d’introduire entre
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