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leur sillage de velours rouge, noir ou vert, on caresse des chiens de
luxe, on cause en regardant ailleurs, on remplit des coupes, on tend
des corbeilles de fruits, on écoute distraitement, et jamais avec le
cœur, une musique qui joue au cours des festins magnifiques où le
verre et l'argent résonnent. Mais la profondeur de Véronèse n'est
pas là. Elle est dans son incommensurable pouvoir à combiner ses
sensations et les expressions qu'il en donne. S'il faut entendre par
peinture l'art d'organiser symphoniquement les couleurs, il n'y eut
jamais, et jamais il n'y aura de plus grand peintre que cet homme dont
le nom même, quand on le prononce, semble un ruissellement de perles
et de pièces d'or. Le monde monte à lui comme une mer de visions
colorées si multiples, si complexes, si pénétrées les unes par les autres
que quand elles ressortent de lui, c'est comme un univers où nous
n'aurions perçu que des pâleurs et des murmures et dont toutes les voix
éclateraient tout d'un coup en sonorités triomphales. Les couleurs
ne vivent pas par elles-mêmes. On ne peut les déterminer. Toutes
entrent dans chacune d'elles pour la détruire et la recomposer. Toutes
s'analysent à l'infini pour faire des tableaux de Véronèse comme un
prisme immense où la nature se reforme toute seule dans le jeu et
la pénétration réciproques des tons, des ombres, des reflets, ainsi que
la lumière la reforme à chaque seconde du jour à partir du moment
où le soleil s'est levé jusqu'au moment où il se couche.
Ce qui reste surtout, quand on a parcouru ces palais à hautes
arcades, ces forêts claires de balcons et de colonnades qu'Andrea
Palladio ouvrait sur l'étendue, quand on a vu ces belles formes enlever
leurs contours tremblants sur la palpitation de l'air, ces profils penchés
sur des fonds de ciel, ces grandes femmes à genoux avec des étoffes
qui traînent, la gloire de leurs corps prosternés, ces larges gestes, ces
révérences, ces seigneurs à simarres brodées, ces serviteurs, ces musi-
ciens, ce faste formidable, ce qui reste de la vision, c'est le souvenir
d'un tumulte puissant, ordonné et limpide, d'un orchestre où les robes
et les tentures, leurs rouges, leurs verts, leurs orangés, leurs noirs,
leurs roses, leurs jaunes et les dalles multicolores, et les fleurs et les
fruits et le cristal répandus sur les nappes, les peaux nacrées, les che-
veux trempés d'or et d'ambre et les harmonies aériennes, tout joue
ensemble et se répond, fait rouler des accords et des gammes qui
montent sans cesse et redescendent d'un bout à l'autre du clavier, y
jettent à flots les voix de la chair, des étoffes, du marbre et de la mer
et font comme un grand bruit de fête apporté par le vent.
Véronèse est le peintre de la gloire de Venise. Il a célébré sa force
et sa richesse, sa domination sur les eaux. Il a vu les nuages frémir
dans ses formes et dans ses reflets. Il a déployé dans la lumière ses

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