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Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 2.Pér. 11.1875

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Nr. 5
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Viardot, Louis: Quelques avis aux collectionneurs de tableaux
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https://doi.org/10.11588/diglit.21840#0506

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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.

tation', à une longue intimité. Il en est ainsi de toutes les affections, amour ou amitié,
qui traversent le cours de la vie. Les moralistes ont dit fréquemment: «Ah! si l'on
pouvait contracter des mariages ou des associations d'essai! Si l'on pouvait, au bout
d'un an, d'un mois, les rompre ou les maintenir! tout irait mieux dans les relations
humaines! » Sans doute, et l'on peut dire absolument la môme chose des acquisitions
d'objets d'art : « Si l'on pouvait les prendre à l'essai, avec le droit, au bout d'un an,
d'un mois, de les rendre ou de les garder! » Par malheur, ce vœu ne peut pas plus
être réalisé que l'autre. Il faut garder dès que l'on a pris. De là bien des déceptions et
des regrets. Quel est l'amateur qui ne puisse indiquer dans sa collection les objets
qu'il a toujours aimés, qu'il aimera toujours d'une affection croissante, et ceux, au
contraire, qui lui sont devenus bien vite indifférents, que peut-être il a pris en aver-
sion? II s'agit donc, lorsqu'on est séduit par une oeuvre d'art, et qu'on sent l'envie de
l'acquérir, de se demander d'abord, et d'essayer de reconnaître par avance si la
séduction qu'on éprouve est passagère, ou si elle sera persistante. Ce n'est pas très-
facile à démêler, j'en conviens; et cependant, grâce aux expériences déjà failes, avec
les préférences que l'on se connaît pour certains genres de peinture, pour telles
époques, telles écoles, tels maîtres, tels sujets, il est possible de prévoir quel senti-
ment l'on conservera pour le tableau que l'on va posséder. II ne faut pas lui dire, en
l'examinant de près et de loin, en pesant avec soin le pour et le contre : « Est-ce que
je t'aime? » Mais : «Est-ce que je t'aimeiai toujours? » La différence est capitale.

Tout cela me remet en mémoire une leçon que me donna jadis un brave mar-
chand de Londres, chef d'une maison qui, depuis deux siècles, et de père en fils, fai-
sait le commerce des tableaux. Je lui avais disputé, dans une vente aux enchères, une
petite toile d'Albert Cuyp, que nous avions reconnue, nous deux seuls, sous un autre
nom, et, regrettant de m'être laissé battre, j'étais allé dès le lendemain lui proposer de
me céder l'objet de notre dispute. Il le fit de bonne grâce, et, quoiqu'il vît bien que
j'étais épris de cette toile, il se contenta d'un fort mince bénéfice. « Monsieur, me dit-
il, voyant ma surprise, nous avons toujours agi, dans notre maison, d'après une règle
bien simple. Nous sommes convaincus que rien n'est plus funeste pour un tableau que
de rester longtemps dans la boutique d'un marchand. C'est dire, c'est avouer qu'il est
de mauvaise défaite, et ne trouve pas d'acheteur. Aussi nous acceptons volontiers,
mais sur-le-champ, un modeste bénéfice, et nous aimons mieux, s'il le faut, subir une-
perte que de laisser un tableau s'éterniser chez nous. Tout au rebours, nous sommes
convaincus qu'il n'est point de meilleure recommandation pour un tableau que son
long séjour chez le même amateur. C'est dire, c'est proclamer, non-seulement qu'il
semble authentique à cet amateur et à ses amis, mais, mérite plus grand encore! qu'il
a toujours conservé le don de leur plaire. »

Je n'ai pas oublié la leçon du marchand anglais, qui parlait le langage de la raison
et de l'évidence; et c'est pour la transmettre à mes confrères les collectionneurs que
je leur ai pris quelques minutes d'attention.

Cette leçon vaut bien un quart d'heure sans doute.

LOUIS VIARDOT.

Le Rédacteur eu chef, gérant : LOUIS G ON SIS.

PARIS. — J. CLAYEj I M r K I M E U H , 7 , RUE S A 1 H T- BE N O I T — ["715]
 
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