JOURNAL DU VOYAGE DU CAVALIER BERNIN EN FRANCE. 201
plus grand et superbe ouvrage qui en soit resté». Cela dit, il tourna bride et,
sans même entrer dans Rome, il reprit le chemin de Naples.
Le Cavalier a ajouté à ce sujet que les Espagnols n’ont nul goût, ni con-
naissance des arts ; que quand il eut fait son Ravissement de Proserpine l,
l’ambassadeur d’Espagne fut chez lui voir cet ouvrage avec quelques cardi-
naux, et, après l’avoir considéré longtemps et avoir manié la figure de Proser-
pine, il se mit à dire : es muy linda, es muy 'linda ; puis ajouta : por mayor
belleza sera menester que tenesse de aquellos ojos neros que las monias dan a
cierios perros pequefios que hazen1 2, auquel discours il eut peine de ne pas
éclater de rire.
Il a conté ensuite une historiette d’un seigneur espagnol qui, passant à
Masserat 3 pour aller à Naples, tomba avec sa mule dans un précipice; mais
s’étant recommandé à la Vierge, il crut voir en tombant une lumière qui
l’éblouit, et enfin il se trouva sain et sauf au fond d’un abîme ; d’où s’étant
tiré et ayant gagné Naples, il y voulut faire faire un tableau d’un ex-voto pour
ce miracle. Il conta l’aventure à Philippe Napolitain4, lui décrivit la montagne
et de quelle sorte il était chu. Philippe Napolitain en ayant fait un tableau où
il représenta le mieux qu’il put le lieu et comme la chose était arrivée, il
l’apporta ensuite à cet Espagnol qui le trouva beau, hormis, lui dit-il, qu’il
était tombé de l’autre côté de la montagne. Le peintre lui répondit qu’il l’avait
peint de la sorte afin qu’on le vît, et que s’il l’eût mis de l’autre côté, l’on
n’aurait pas pu le voir. L’Espagnol repartit que cela était contre la vérité de
l’histoire, qu’il fallait le peindre au derrière de la montagne, et insista tou-
jours à cela jusqu’à ce que Philippe Napolitain, qui connut son ineptie, lui
promit qu’il le changerait; et, ayant effacé la figure et apporté le tableau, il
lui dit qu’il l’avait remis de l’autre côté de cette montagne; de quoi il se tint
content et paya fort bien l’ouvrage. A cela j’ai dit en riant qu’autrefois les
Français auraient pris plaisir de voir traduire en ridicule les Espagnols, mais
qu’à présent qu’on est en bonne paix avec eux, il n’en était pas de même.
« Si faut-il que je fasse, a-t-il répondu, encore un conte d’un Espagnol qui
voulut faire faire un autre ex-voto au sujet d’une aventure qu’il avait eue, de
ce que passant par un bois où il avait été assassiné et détroussé par six
voleurs, à une demi-heure de nuit5 et n’avait pas été tué; le peintre peignit
l’aventure et n’éclaira son tableau que d’une lumière sombre. L’Espagnol le
voyant achevé n’en fut pas content, à cause qu’il faisait, disait-il, plus nuit
quand il fut volé; qu’il fallait faire une grande obscurité. Le peintre ayant
1. Ce groupe, en marbre, est à Rome à la villa Ludovisi,
2. Elle est très-jolie. — Pour augmenter sa beauté il faudrait qu'elle eût de ces yeux noirs
q.ue les religieuses donnent à ces petits chiens noirs qu’elles font.
Je suppose que ces petits chiens noirs aux yeux noirs (en émail, en verre ou en jais)
étaient un de ces objets en laine ou quelque autre étoffe, comme on en fabriquait tant jadis
dans les couvents de femmes, et comme on en fait encore aujourd’hui qui sont destinés à
servir de jouet, de pelote ou d’essuie-plumes.
3. Macerata.
4. Je crois qu’il s’agit de Filippo Angeli, né à Rome, surnommé le Napolitain à cause du
long séjour qu’il avait fait à Naples. Il était peintre de paysages et de batailles, et mourut
jeune en 1604. (Voy. Naglcr , art. Angeli, t. I, p. 120.)
5. C’est-à-dire une demi-heure après le coucher du soleil.
XV. — 2e PÉRIODE.
26
plus grand et superbe ouvrage qui en soit resté». Cela dit, il tourna bride et,
sans même entrer dans Rome, il reprit le chemin de Naples.
Le Cavalier a ajouté à ce sujet que les Espagnols n’ont nul goût, ni con-
naissance des arts ; que quand il eut fait son Ravissement de Proserpine l,
l’ambassadeur d’Espagne fut chez lui voir cet ouvrage avec quelques cardi-
naux, et, après l’avoir considéré longtemps et avoir manié la figure de Proser-
pine, il se mit à dire : es muy linda, es muy 'linda ; puis ajouta : por mayor
belleza sera menester que tenesse de aquellos ojos neros que las monias dan a
cierios perros pequefios que hazen1 2, auquel discours il eut peine de ne pas
éclater de rire.
Il a conté ensuite une historiette d’un seigneur espagnol qui, passant à
Masserat 3 pour aller à Naples, tomba avec sa mule dans un précipice; mais
s’étant recommandé à la Vierge, il crut voir en tombant une lumière qui
l’éblouit, et enfin il se trouva sain et sauf au fond d’un abîme ; d’où s’étant
tiré et ayant gagné Naples, il y voulut faire faire un tableau d’un ex-voto pour
ce miracle. Il conta l’aventure à Philippe Napolitain4, lui décrivit la montagne
et de quelle sorte il était chu. Philippe Napolitain en ayant fait un tableau où
il représenta le mieux qu’il put le lieu et comme la chose était arrivée, il
l’apporta ensuite à cet Espagnol qui le trouva beau, hormis, lui dit-il, qu’il
était tombé de l’autre côté de la montagne. Le peintre lui répondit qu’il l’avait
peint de la sorte afin qu’on le vît, et que s’il l’eût mis de l’autre côté, l’on
n’aurait pas pu le voir. L’Espagnol repartit que cela était contre la vérité de
l’histoire, qu’il fallait le peindre au derrière de la montagne, et insista tou-
jours à cela jusqu’à ce que Philippe Napolitain, qui connut son ineptie, lui
promit qu’il le changerait; et, ayant effacé la figure et apporté le tableau, il
lui dit qu’il l’avait remis de l’autre côté de cette montagne; de quoi il se tint
content et paya fort bien l’ouvrage. A cela j’ai dit en riant qu’autrefois les
Français auraient pris plaisir de voir traduire en ridicule les Espagnols, mais
qu’à présent qu’on est en bonne paix avec eux, il n’en était pas de même.
« Si faut-il que je fasse, a-t-il répondu, encore un conte d’un Espagnol qui
voulut faire faire un autre ex-voto au sujet d’une aventure qu’il avait eue, de
ce que passant par un bois où il avait été assassiné et détroussé par six
voleurs, à une demi-heure de nuit5 et n’avait pas été tué; le peintre peignit
l’aventure et n’éclaira son tableau que d’une lumière sombre. L’Espagnol le
voyant achevé n’en fut pas content, à cause qu’il faisait, disait-il, plus nuit
quand il fut volé; qu’il fallait faire une grande obscurité. Le peintre ayant
1. Ce groupe, en marbre, est à Rome à la villa Ludovisi,
2. Elle est très-jolie. — Pour augmenter sa beauté il faudrait qu'elle eût de ces yeux noirs
q.ue les religieuses donnent à ces petits chiens noirs qu’elles font.
Je suppose que ces petits chiens noirs aux yeux noirs (en émail, en verre ou en jais)
étaient un de ces objets en laine ou quelque autre étoffe, comme on en fabriquait tant jadis
dans les couvents de femmes, et comme on en fait encore aujourd’hui qui sont destinés à
servir de jouet, de pelote ou d’essuie-plumes.
3. Macerata.
4. Je crois qu’il s’agit de Filippo Angeli, né à Rome, surnommé le Napolitain à cause du
long séjour qu’il avait fait à Naples. Il était peintre de paysages et de batailles, et mourut
jeune en 1604. (Voy. Naglcr , art. Angeli, t. I, p. 120.)
5. C’est-à-dire une demi-heure après le coucher du soleil.
XV. — 2e PÉRIODE.
26