LE SALON DE 1884.
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du corsage ouvert en large cœur et des chaînettes de brillants qui tien-
nent lieu de toute manche. Un autre s’exclame au nom de la « moder-
nité » et ratifie l’audace de l’auteur. Un troisième ne peut souffrir cette
peinture à parti pris monochrome. Les épithètes volent et se croisent
dans l’air : Détestable ! ennuyeux ! curieux! monstrueux!... On noircirait
dix pages à noter les singuliers propos interrompus qu’on entend devant
cette toile.
Pour moi, je suis tout conquis à une œuvre si peu vulgaire, où je
discerne toute sorte d’intentions curieuses et d’étranges raffinements. Je
n’ai pas, en général, le goût des complications, mais pour rendre un type
particulier, dans lequel se fondent mille singularités compliquées, un peu
de complication est bien de mise. Je voudrais pouvoir écrire ici la physio-
logie de la Parisienne d’origine étrangère, élevée dès son enfance pour
être une idole et citée constamment dans les journaux mondains à titre de
beauté reconnue ou, selon l’expression anglaise, de professional beauty.
Sachez seulement que, dans une personne de cet ordre, tout se rapporte
par la force des choses au culte de soi-même et au souci d’augmenter au-
tour de soi l’adoration et l’admiration. Cette femme finit par n’être plus
une femme : elle devient une manière de canon de la beauté mondaine.
Sa seule affaire est tellement de se montrer, qu’elle arrive à se composer
des toilettes incroyables qui la moulent, qui la dénudent et qu’elle porte
avec candeur et même avec innocence, comme Diane devait porter sa
volante tunique. Ce qui serait scandaleux chez une autre choque à peine
chez elle. Son caractère d’idole plastique, quasi extrahumaine, a bientôt
dépouillé d’inconvénient toutes ses excentricités.
Considérez maintenant la peinture de l’artiste américain. II a émi-
nemment exprimé l’idole, et c’est là ce qu’il faut voir. La pureté des
lignes de son modèle a dû le frapper d’abord, et son parti a été pris aus-
sitôt de faire de ce portrait quelque chose comme un grand dessin en
camaïeu. Alors la jeune femme s’est posée, debout, s’appuyant de la
main droite sur un guéridon, tordant son bras dans un mouvement qui
lui est ordinaire, laissant couler son autre bras le long de sa robe, se
tournant vers la gauche et relevant la tête afin que son profil, un peu
anguleux, se découpe sur le fond ainsi qu’à l’emporte-pièce. Posée de la
sorte, toutes ses lignes se développent onduleusement, et la femme appa-
raît semblable à une figure disposée par un héraldiste pour soutenir un
blason. La toilette vient, à son tour, compléter cette sensation : robe de
satin noir bridée à la jupe par des plis transversaux, corsage étroitement
plaqué sur le corset, largement échancré en cœur sur la poitrine et déga-
geant les bras. Néant de collier : le moindre rang de perles nous gâte-
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du corsage ouvert en large cœur et des chaînettes de brillants qui tien-
nent lieu de toute manche. Un autre s’exclame au nom de la « moder-
nité » et ratifie l’audace de l’auteur. Un troisième ne peut souffrir cette
peinture à parti pris monochrome. Les épithètes volent et se croisent
dans l’air : Détestable ! ennuyeux ! curieux! monstrueux!... On noircirait
dix pages à noter les singuliers propos interrompus qu’on entend devant
cette toile.
Pour moi, je suis tout conquis à une œuvre si peu vulgaire, où je
discerne toute sorte d’intentions curieuses et d’étranges raffinements. Je
n’ai pas, en général, le goût des complications, mais pour rendre un type
particulier, dans lequel se fondent mille singularités compliquées, un peu
de complication est bien de mise. Je voudrais pouvoir écrire ici la physio-
logie de la Parisienne d’origine étrangère, élevée dès son enfance pour
être une idole et citée constamment dans les journaux mondains à titre de
beauté reconnue ou, selon l’expression anglaise, de professional beauty.
Sachez seulement que, dans une personne de cet ordre, tout se rapporte
par la force des choses au culte de soi-même et au souci d’augmenter au-
tour de soi l’adoration et l’admiration. Cette femme finit par n’être plus
une femme : elle devient une manière de canon de la beauté mondaine.
Sa seule affaire est tellement de se montrer, qu’elle arrive à se composer
des toilettes incroyables qui la moulent, qui la dénudent et qu’elle porte
avec candeur et même avec innocence, comme Diane devait porter sa
volante tunique. Ce qui serait scandaleux chez une autre choque à peine
chez elle. Son caractère d’idole plastique, quasi extrahumaine, a bientôt
dépouillé d’inconvénient toutes ses excentricités.
Considérez maintenant la peinture de l’artiste américain. II a émi-
nemment exprimé l’idole, et c’est là ce qu’il faut voir. La pureté des
lignes de son modèle a dû le frapper d’abord, et son parti a été pris aus-
sitôt de faire de ce portrait quelque chose comme un grand dessin en
camaïeu. Alors la jeune femme s’est posée, debout, s’appuyant de la
main droite sur un guéridon, tordant son bras dans un mouvement qui
lui est ordinaire, laissant couler son autre bras le long de sa robe, se
tournant vers la gauche et relevant la tête afin que son profil, un peu
anguleux, se découpe sur le fond ainsi qu’à l’emporte-pièce. Posée de la
sorte, toutes ses lignes se développent onduleusement, et la femme appa-
raît semblable à une figure disposée par un héraldiste pour soutenir un
blason. La toilette vient, à son tour, compléter cette sensation : robe de
satin noir bridée à la jupe par des plis transversaux, corsage étroitement
plaqué sur le corset, largement échancré en cœur sur la poitrine et déga-
geant les bras. Néant de collier : le moindre rang de perles nous gâte-