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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
siècle de distance entre eux! La Légende d’Orphée et le David de M.vander Stappen
pourtant sont plus petits de dimension que la majeure partie des œuvres de
Tilgner. Mais ils sont tellement plus simples ! Là où Tilgner fait un trou, van der
Stappen indique à peine le modelé par un méplat, et, quoique sculpteur élève
d’un peintre, — ce qui est très visible dans ses bas-reliefs, il a infiniment mieux
que son rival la notion de ce qui convient à la sculpture et de ce qu’elle doit
rejeter dans les magasins d’accessoires et de défroques de théâtre.
Enfin, l’exposition d’ensemble des œuvres de M. Dettmann, le peintre berli-
nois, a été fort discutée ici, pour les raisons qui lui eussent assuré un vrai succès
à Paris. Telle l’exposition Raffaëlli, l’année dernière. M. Ludwig Dettmann n’a
pas que le mérite d’être un paysagiste fort habile; il a aussi découvert un nou-
veau monde de types et de sites à exploiter. On se souvient de l’étrange coloris
des cinquante premières pages du Voyage en Russie de Théophile Gautier, consa-
crées au Schleswig-Holstein, à Lübeck et à la Baltique, et qui révélèrent un Nord
si lumineux et dont on se doutait si peu. Par ses saines et hardies peintures de
Poméranie et de la Marche de Brandebourg, M. Dettmann en a confirmé la jus-
tesse d’observation et d’expression. Bariolé, véhément, amoureux de ces effets
étranges dont autrefois les spectateurs disaient naïvement : « Si un peintre
peignait cela, il ne serait pas naturel », M. Dettmann reste pourtant naturel
et se fait comprendre sans vulgarité. On sent qu’il peint très vite, abat-
tant les mètres carrés de peinture avec une verve de virtuose dans la
touche, mais aussi avec un sentiment poétique très intense dans le choix
de son motif, qui se moque du qu’en-dira-t-on et n’est jamais banal. Si de
gros porcs roses roulés dans la fange pleine de feuilles mortes d’un sous-bois le
séduisent parleur couleur, il les peint avec la plus vive allégresse ; mais si, au
milieu des dunes désertes, une vieille église barricadée et ruinée s’effrite sous la
rafale et pleure dans la pluie, il en rend la désolation poignante. C’est du reste,
pour peindre les tempêtes, un homme du Nord avec toutes les énergies et même
tous les abus d’énergie des hommes du Nord. On sent chez lui le ferme propos
de se consoler à tout prix de ce que le Nord ne soit pas aussi célébré que le Midi :
dans chacune de ses Baltiques aux bizarres effets de printemps ou d’automne,
on sent un coup droit porté aux Méditerranées et aux Adriatiques. Dettmann fut
le premier à chercher dans cette voie. Maintenant, ily a toute une école de paysa-
gistes berlinois qui s’est jetée sur ses traces. Dans sa région tout à fait spéciale,
cet artiste prussien semble avoir suivi le même processus, obéi à la même impul-
sion que, dans un domaine non moins spécial, le lit un artiste très différent de
lui, l’italien Giovanni Segantini. Le paysage leur a fait comprendre l’habitant, et
de la vie réelle ils ont passé insensiblement aux idées philosophiques, en éprou-
vant le besoin de corriger selon leur vision personnelle les idées qui sont dans
l’air aujourd’hui et de les appliquer à tels motifs qui leur semblaient le mieux en
comporter virtuellement le symbolisme. De là, un Dettmann paysagiste pur,
un Dettmann poète de la vie populaire et un Dettmann penseur résolvant le socia-
lisme par la Bible et habillant la parabole à la façon de M. Uhde, selon la moda-
lité contemporaine des spectacles dont il est le témoin journalier.
WILLIAM R I T T E R
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siècle de distance entre eux! La Légende d’Orphée et le David de M.vander Stappen
pourtant sont plus petits de dimension que la majeure partie des œuvres de
Tilgner. Mais ils sont tellement plus simples ! Là où Tilgner fait un trou, van der
Stappen indique à peine le modelé par un méplat, et, quoique sculpteur élève
d’un peintre, — ce qui est très visible dans ses bas-reliefs, il a infiniment mieux
que son rival la notion de ce qui convient à la sculpture et de ce qu’elle doit
rejeter dans les magasins d’accessoires et de défroques de théâtre.
Enfin, l’exposition d’ensemble des œuvres de M. Dettmann, le peintre berli-
nois, a été fort discutée ici, pour les raisons qui lui eussent assuré un vrai succès
à Paris. Telle l’exposition Raffaëlli, l’année dernière. M. Ludwig Dettmann n’a
pas que le mérite d’être un paysagiste fort habile; il a aussi découvert un nou-
veau monde de types et de sites à exploiter. On se souvient de l’étrange coloris
des cinquante premières pages du Voyage en Russie de Théophile Gautier, consa-
crées au Schleswig-Holstein, à Lübeck et à la Baltique, et qui révélèrent un Nord
si lumineux et dont on se doutait si peu. Par ses saines et hardies peintures de
Poméranie et de la Marche de Brandebourg, M. Dettmann en a confirmé la jus-
tesse d’observation et d’expression. Bariolé, véhément, amoureux de ces effets
étranges dont autrefois les spectateurs disaient naïvement : « Si un peintre
peignait cela, il ne serait pas naturel », M. Dettmann reste pourtant naturel
et se fait comprendre sans vulgarité. On sent qu’il peint très vite, abat-
tant les mètres carrés de peinture avec une verve de virtuose dans la
touche, mais aussi avec un sentiment poétique très intense dans le choix
de son motif, qui se moque du qu’en-dira-t-on et n’est jamais banal. Si de
gros porcs roses roulés dans la fange pleine de feuilles mortes d’un sous-bois le
séduisent parleur couleur, il les peint avec la plus vive allégresse ; mais si, au
milieu des dunes désertes, une vieille église barricadée et ruinée s’effrite sous la
rafale et pleure dans la pluie, il en rend la désolation poignante. C’est du reste,
pour peindre les tempêtes, un homme du Nord avec toutes les énergies et même
tous les abus d’énergie des hommes du Nord. On sent chez lui le ferme propos
de se consoler à tout prix de ce que le Nord ne soit pas aussi célébré que le Midi :
dans chacune de ses Baltiques aux bizarres effets de printemps ou d’automne,
on sent un coup droit porté aux Méditerranées et aux Adriatiques. Dettmann fut
le premier à chercher dans cette voie. Maintenant, ily a toute une école de paysa-
gistes berlinois qui s’est jetée sur ses traces. Dans sa région tout à fait spéciale,
cet artiste prussien semble avoir suivi le même processus, obéi à la même impul-
sion que, dans un domaine non moins spécial, le lit un artiste très différent de
lui, l’italien Giovanni Segantini. Le paysage leur a fait comprendre l’habitant, et
de la vie réelle ils ont passé insensiblement aux idées philosophiques, en éprou-
vant le besoin de corriger selon leur vision personnelle les idées qui sont dans
l’air aujourd’hui et de les appliquer à tels motifs qui leur semblaient le mieux en
comporter virtuellement le symbolisme. De là, un Dettmann paysagiste pur,
un Dettmann poète de la vie populaire et un Dettmann penseur résolvant le socia-
lisme par la Bible et habillant la parabole à la façon de M. Uhde, selon la moda-
lité contemporaine des spectacles dont il est le témoin journalier.
WILLIAM R I T T E R