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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
distingueront de l’avenir. N’était-ce point là déjà, presque au
début du siècle, l’ambition de Géricault, de Delacroix, de Courbet
et de Millet, de tous les maîtres qui, sentant les modifications
profondes que l’ère nouvelle créée par les grands bouleversements
politiques el sociaux a amenées dans la pensée moderne, se sont
débattus pour secouer le despotisme de cette vision persistante du
passé et créer un art qui fût l’expression fidèle, exacte, aiguë de leur
temps? Aussi ont-ils créé un paysage de fer, de houille et de fumée,
des intérieurs de gares, des vues d'usines, des projections hardies
de rues prises du haut des toits ; ils ont cherché dans la société, les
uns des sujets simples, populaires et bourgeois dans les manifesta-
tions d’une vie expansive, bruyante et sans façon au milieu du
décor banal des treilles et des guinguettes; les autres, des physio-
nomies singulières de notre milieu dégénéré : le jockey et la dan-
seuse, et surtout la fille, dans toutes ses conditions et sous tous ses
aspects. Entre la Vénus d'Este du Titien et Y Olympia, qui en est la
transposition moderne, ils nous font sentir toute la déchéance de la
race, tout ce qui sépare la courtisane d’autrefois de la fille d’au-
jourd’hui.
A côté de ces préoccupations spéciales de vision et de concep-
tion, les impressionnistes ont cherché également une langue qui fut
absolument conforme à leur pensée. C’est ici, sur ce point peut-être
plus que sur tous les autres, qu’ils sont le plus violemment discutés.
L’œil paresseux du public, habitué à des formes convenues, à des
écritures consacrées par tout un passé glorieux, fait lentement
l’effort nécessaire pour déchiffrer ce langage dans lequel les yeux non
prévenus lisent couramment. Dans cette question de métier, ils
ont voulu réagir contre le dilettantisme, c'est-à-dire le plaisir de
briller par l’exécution ou par l’effet ; ils ont essayé de se défaire des
habiletés de l’éducation professionnelle, d’abjurer toutes les virtuo-
sités et les artifices, de faire oublier l’ouvrier devant l'œuvre, de
supprimer l’intermédiaire qu'est le peintre, pour laisser le spectateur
seul en face du spectacle du tableau.
C’étaient là de belles et fières ambitions. Ils n’avaient point,
sans doute, la prétention d'être les premiers à avoir soulevé toules
ces importantes questions. Ils protestaient même contre ceux qui les
considéraient comme des révolutionnaires s’élevant pour nier toutes
les formes antérieures de l’art, en se réclamant de leurs devanciers
dont ils établissaient la généalogie. Depuis longtemps les vieux
maîtres d’Italie, de Flandre ou de Hollande, d’Allemagne ou
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distingueront de l’avenir. N’était-ce point là déjà, presque au
début du siècle, l’ambition de Géricault, de Delacroix, de Courbet
et de Millet, de tous les maîtres qui, sentant les modifications
profondes que l’ère nouvelle créée par les grands bouleversements
politiques el sociaux a amenées dans la pensée moderne, se sont
débattus pour secouer le despotisme de cette vision persistante du
passé et créer un art qui fût l’expression fidèle, exacte, aiguë de leur
temps? Aussi ont-ils créé un paysage de fer, de houille et de fumée,
des intérieurs de gares, des vues d'usines, des projections hardies
de rues prises du haut des toits ; ils ont cherché dans la société, les
uns des sujets simples, populaires et bourgeois dans les manifesta-
tions d’une vie expansive, bruyante et sans façon au milieu du
décor banal des treilles et des guinguettes; les autres, des physio-
nomies singulières de notre milieu dégénéré : le jockey et la dan-
seuse, et surtout la fille, dans toutes ses conditions et sous tous ses
aspects. Entre la Vénus d'Este du Titien et Y Olympia, qui en est la
transposition moderne, ils nous font sentir toute la déchéance de la
race, tout ce qui sépare la courtisane d’autrefois de la fille d’au-
jourd’hui.
A côté de ces préoccupations spéciales de vision et de concep-
tion, les impressionnistes ont cherché également une langue qui fut
absolument conforme à leur pensée. C’est ici, sur ce point peut-être
plus que sur tous les autres, qu’ils sont le plus violemment discutés.
L’œil paresseux du public, habitué à des formes convenues, à des
écritures consacrées par tout un passé glorieux, fait lentement
l’effort nécessaire pour déchiffrer ce langage dans lequel les yeux non
prévenus lisent couramment. Dans cette question de métier, ils
ont voulu réagir contre le dilettantisme, c'est-à-dire le plaisir de
briller par l’exécution ou par l’effet ; ils ont essayé de se défaire des
habiletés de l’éducation professionnelle, d’abjurer toutes les virtuo-
sités et les artifices, de faire oublier l’ouvrier devant l'œuvre, de
supprimer l’intermédiaire qu'est le peintre, pour laisser le spectateur
seul en face du spectacle du tableau.
C’étaient là de belles et fières ambitions. Ils n’avaient point,
sans doute, la prétention d'être les premiers à avoir soulevé toules
ces importantes questions. Ils protestaient même contre ceux qui les
considéraient comme des révolutionnaires s’élevant pour nier toutes
les formes antérieures de l’art, en se réclamant de leurs devanciers
dont ils établissaient la généalogie. Depuis longtemps les vieux
maîtres d’Italie, de Flandre ou de Hollande, d’Allemagne ou