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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
che de ne pas savoir aimer » ; — l’autre, la blonde, « semblable à un
buste de marbre, » poursuit aussi sa chimère, « chimère non d’amour
mais de froide ambition». Et toutes deux, la brune et la blonde,
comme les Casseurs de pierres, criaient, paraît-il, à leur manière,
contre la société. C’était là, sans doute,, de la critique un peu trop
sublime, littéraire et « idéaliste » à l’excès. Mais ces grosses filles
tout de même voulaient bien dire quelque chose et c’était à peu près
ceci : « Les temps nouveaux sont nés ; nous n’aurions pu, il y a
quelques années à peine, nous installer ici pour y dormir notre
lourd sommeil ou y ruminer notre rêve grossier : la place eût été
occupée par des chœurs de nymphes et de dryades, par toutes les
divinités des eaux et des bois. Y n en faut plus ! Les nymphes, nous
ne savons plus comment c’est fait. Montrez-nous-en, pour voir ! »
Mais, dans le même temps, l’enchanteur Corot, tout près de
là, évoquait innocemment une Nymphe jouant avec l'Amour et l’on
se laissait prendre encore à ces incantations naïves où toutes les
harmonies, toutes les tendresses, toutes les poésies de la nature, se
faisaient les complices du doux magicien. Et, un peu plus loin, Jean-
François Millet exposait des Glaneuses ; ceux qui savaient voir et
comprendre pouvaient d’un seul coup d’œil., — des demoiselles aux
glaneuses, -—- mesurer la distance qui sépare le réalisme dogmatique
et étroit de la réalité, source inépuisable de toute poésie, comme
Goethe l’a définie d’un mot pour les artistes de tous les temps et de
tous les pays. Jules Breton conduisait à travers les blés mûrs, pen-
chant sous le soleil leurs épis lourds de grains, la procession de la
Bénédiction des blés ; Théodore Rousseau, toujours attentif à la
beauté éternelle et changeante des êtres « qui ne pensent pas, mais
qui nous donnent à penser » dans les variations des saisons et des
heures, exposait les Bords de la Loire au printemps, une Matinée
orageuse pendant la moisson, Terrains et bouleaux des gorges d'Apre-
mont, un Hameau dans le Cantal (crépuscule), Prairie boisée au
soleil couchant, Carrefour de l’Epine au Bas-Bréau (forêt de Fon-
tainebleau). Daubigny, — simple et sain, moins lyrique que son vieil
ami Jules Dupré, mais qui mit souvent dans ses tranquilles con-
templations un si profond sentiment de la paix et de la beauté des
choses, — une Futaie de peupliers et Soleil couché.
A la sculpture, le grand nom de Rude (qui venait de mourir)
brillait une dernière fois. On y voyait le buste du Christ crucifié que
le Louvre conserve aujourd’hui, et la dernière pensée inachevée
du maître, L’Amour dominateur, qu’il avait laborieusement commenté
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che de ne pas savoir aimer » ; — l’autre, la blonde, « semblable à un
buste de marbre, » poursuit aussi sa chimère, « chimère non d’amour
mais de froide ambition». Et toutes deux, la brune et la blonde,
comme les Casseurs de pierres, criaient, paraît-il, à leur manière,
contre la société. C’était là, sans doute,, de la critique un peu trop
sublime, littéraire et « idéaliste » à l’excès. Mais ces grosses filles
tout de même voulaient bien dire quelque chose et c’était à peu près
ceci : « Les temps nouveaux sont nés ; nous n’aurions pu, il y a
quelques années à peine, nous installer ici pour y dormir notre
lourd sommeil ou y ruminer notre rêve grossier : la place eût été
occupée par des chœurs de nymphes et de dryades, par toutes les
divinités des eaux et des bois. Y n en faut plus ! Les nymphes, nous
ne savons plus comment c’est fait. Montrez-nous-en, pour voir ! »
Mais, dans le même temps, l’enchanteur Corot, tout près de
là, évoquait innocemment une Nymphe jouant avec l'Amour et l’on
se laissait prendre encore à ces incantations naïves où toutes les
harmonies, toutes les tendresses, toutes les poésies de la nature, se
faisaient les complices du doux magicien. Et, un peu plus loin, Jean-
François Millet exposait des Glaneuses ; ceux qui savaient voir et
comprendre pouvaient d’un seul coup d’œil., — des demoiselles aux
glaneuses, -—- mesurer la distance qui sépare le réalisme dogmatique
et étroit de la réalité, source inépuisable de toute poésie, comme
Goethe l’a définie d’un mot pour les artistes de tous les temps et de
tous les pays. Jules Breton conduisait à travers les blés mûrs, pen-
chant sous le soleil leurs épis lourds de grains, la procession de la
Bénédiction des blés ; Théodore Rousseau, toujours attentif à la
beauté éternelle et changeante des êtres « qui ne pensent pas, mais
qui nous donnent à penser » dans les variations des saisons et des
heures, exposait les Bords de la Loire au printemps, une Matinée
orageuse pendant la moisson, Terrains et bouleaux des gorges d'Apre-
mont, un Hameau dans le Cantal (crépuscule), Prairie boisée au
soleil couchant, Carrefour de l’Epine au Bas-Bréau (forêt de Fon-
tainebleau). Daubigny, — simple et sain, moins lyrique que son vieil
ami Jules Dupré, mais qui mit souvent dans ses tranquilles con-
templations un si profond sentiment de la paix et de la beauté des
choses, — une Futaie de peupliers et Soleil couché.
A la sculpture, le grand nom de Rude (qui venait de mourir)
brillait une dernière fois. On y voyait le buste du Christ crucifié que
le Louvre conserve aujourd’hui, et la dernière pensée inachevée
du maître, L’Amour dominateur, qu’il avait laborieusement commenté