LE SALON DE 1897
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ne ferai pas à H. Martin l’injure d’avoir pensé à un pareil cabo-
tinage artistique. Je crois le peintre sincère ; on pourrait voir jus-
tement, dans le tableau de cette année, une tendance à assagir sa
manière. Les pâtes s’assouplissent et se lient mieux ; certains mor-
ceaux n’ont plus cette désagrégation énervante qui devenait un sys-
tème dangereux, dangereux même au point de vue de la durée
matérielle du tableau, puisque chaque millimètre de toile laissé
vierge entre les touches deviendra plus tard un petit amas d’atomes
noirs, qui détruira le réseau actuel de points blanchâtres soigneuse-
ment réservés. La tonalité du tableau en demeurera fort alourdie.
Mais là ne s’arrêtent pas les conséquences funestes ; il en est
d’autres d’un ordre autrement important. Une facture qui supprime
presque les modelés intérieurs, pour ne laisser que la silhouette et la
valeur décorative, est un moyen tout trouvé pour des imitateurs qui
voudraient dissimuler les lapsus d’une éducation insuffisante ou
nulle. Supprimer tout ce qui est technique ou difficile, un peu rebu-
tant à apprendre, est un programme bien tentant. De là à nier la
nécessité même de l’éducation, il n’y a qu’un pas.
Beaucoup de gens y ont intérêt. Les ignorants, joints aux impuis-
sants et à tous ceux que gênent les supériorités, trouveront du charme
à un procédé qui atténue et nivèle toute expression de formes. Us
auront cette prétention singulière d’enrichir le domaine de l’art en
y introduisant une pauvreté. Le groupe s’augmentera de tous ceux
qui, par haine de la rhétorique pure, haïssable même en art, inclinent,
comme il y a cent ans, vers un retour à la nature, aussi factice qu’é-
phémère. Et voilà ce groupe devenu légion. Si de pareilles théories
se réalisaient, le noble métier de la peinture, qui a passionné tant de
vaillants artistes, depuis bientôt cinq cents ans, serait chose morte
à tout jamais, et ce serait dommage.
Malgré les réserves à faire, le tableau d’Henri Martin honore son
auteur, et les discussions qu’il soulèvera seront une des formes de
son succès.
On saura gré au peintre d’être un isolé, dédaigneux de l’art que
comprend la foule et des avantages matériels qu’il apporte. Les
intransigeants lui pardonneront l’éducation sérieuse qui se dissimule
sous les éliminations voulues; ils pardonneront, parce que le procédé
d’Henri Martin est antipathique à certains peintres, et qu’il est de
bon goût de se trouver en contradiction avec ceux-là. Ceux qui con-
naissent l’homme témoigneront que son humeur un peu farouche est
moins d’un révolutionnaire exaspéré que celle d’un artiste sincère et
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ne ferai pas à H. Martin l’injure d’avoir pensé à un pareil cabo-
tinage artistique. Je crois le peintre sincère ; on pourrait voir jus-
tement, dans le tableau de cette année, une tendance à assagir sa
manière. Les pâtes s’assouplissent et se lient mieux ; certains mor-
ceaux n’ont plus cette désagrégation énervante qui devenait un sys-
tème dangereux, dangereux même au point de vue de la durée
matérielle du tableau, puisque chaque millimètre de toile laissé
vierge entre les touches deviendra plus tard un petit amas d’atomes
noirs, qui détruira le réseau actuel de points blanchâtres soigneuse-
ment réservés. La tonalité du tableau en demeurera fort alourdie.
Mais là ne s’arrêtent pas les conséquences funestes ; il en est
d’autres d’un ordre autrement important. Une facture qui supprime
presque les modelés intérieurs, pour ne laisser que la silhouette et la
valeur décorative, est un moyen tout trouvé pour des imitateurs qui
voudraient dissimuler les lapsus d’une éducation insuffisante ou
nulle. Supprimer tout ce qui est technique ou difficile, un peu rebu-
tant à apprendre, est un programme bien tentant. De là à nier la
nécessité même de l’éducation, il n’y a qu’un pas.
Beaucoup de gens y ont intérêt. Les ignorants, joints aux impuis-
sants et à tous ceux que gênent les supériorités, trouveront du charme
à un procédé qui atténue et nivèle toute expression de formes. Us
auront cette prétention singulière d’enrichir le domaine de l’art en
y introduisant une pauvreté. Le groupe s’augmentera de tous ceux
qui, par haine de la rhétorique pure, haïssable même en art, inclinent,
comme il y a cent ans, vers un retour à la nature, aussi factice qu’é-
phémère. Et voilà ce groupe devenu légion. Si de pareilles théories
se réalisaient, le noble métier de la peinture, qui a passionné tant de
vaillants artistes, depuis bientôt cinq cents ans, serait chose morte
à tout jamais, et ce serait dommage.
Malgré les réserves à faire, le tableau d’Henri Martin honore son
auteur, et les discussions qu’il soulèvera seront une des formes de
son succès.
On saura gré au peintre d’être un isolé, dédaigneux de l’art que
comprend la foule et des avantages matériels qu’il apporte. Les
intransigeants lui pardonneront l’éducation sérieuse qui se dissimule
sous les éliminations voulues; ils pardonneront, parce que le procédé
d’Henri Martin est antipathique à certains peintres, et qu’il est de
bon goût de se trouver en contradiction avec ceux-là. Ceux qui con-
naissent l’homme témoigneront que son humeur un peu farouche est
moins d’un révolutionnaire exaspéré que celle d’un artiste sincère et