GIOVANNI S E G A N TINI
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recherches de clair-obscur, de double lumière, de contrastes, d'ho-
méopathie coloriste, clairs sur clairs, faits pour intéresser tous
ceux qui se préoccupent de questions techniques et qu’il ne faudra
pas négliger dans l’histoire du plein-air moderne.
Savognino était déjà très élevé, mais ce n’était pas assez : Segan-
tini veut plus austère encore, plus terrible, comme on disait il y a cin-
quante ans, en réalité plus serein, des aspects d’où l’on plane mieux.
Alors, toujours plein de vie, mêlé à la population, comme au temps où,
petit pâtre, il poussait lui aussi de pâturages en pâturages ses biques
et ses chevreaux, le voilà à la Maloja. Là, la lutte pour la vie devient
acharnée et la préoccupation de symboliser cette lutte commence à se
faire sentir par les Anges de la vie. Mais là on est plus souvent près
de la mort que de la vie, et c’est chose excessivement nouvelle à
exprimer pour un peintre tellement épris de vie et qui en a telle-
ment créé. Il s’attache d’abord à toutes les séductions des quelques
mois de belle saison. Les musées d’Italie et d’Allemagne s’arrachent
ses grands panoramas, où des troupeaux de minuscules moutons
bergamasques errent comme de longues chenilles dans des pacages
illimités, mais étranglés et privés d’horizon par cinq ou six ourlets
de montagnes entre lesquelles on sent des profondeurs de vallées ver-
tigineuses, et percés de ces petits lacs miroitants, que les montagnards
des Carpathes appellent si joliment « œil de la mer ». Mais aussitôt,
presque avant qu’on ait pu se rendre compte de l’été, l’hiver impla-
cable a de nouveau tout endeuillé de blanc. La vie à peine née,
fiévreuse de jouir, est déjà sapée ; la mauvaise marâtre infanticide va
passer tout un hiver de remords de neuf mois. La série des tableaux
philosophiques s’abat dans les expositions et fait pousser des cris
effarés à la critique...
Après quelques années de ces hivernages presque boréaux, l’ar-
tiste est redescendu dans la vallée. Soudain, le voilà qui aujourd'hui
met en rumeur toute l’Engadine, devient l’homme le plus célèbre
des Grisons, parcourt toutes les communes pour la propagande de
son idée de panorama, emplit tous les journaux romanches, latins
et allemands des trois Ligues, enfin, avec cet entrain et ce diable au
corps que l’on sent dans toutes ses œuvres, même les plus mûries et
témoignant du plus d’efforts pénibles et de recherches conscien-
cieuses jusqu’à la minutie, essaie de réunir les capitaux nécessaires
à la grande entreprise, à ce panorama dont les dimensions sont véri-
tablement alpestres et qui a la prétention de contenir toute la vallée
de l’Engadine, des lacs de Saint-Moriz et des cimes de la Bernina aux
XIX. — 3e PÉRIODE.
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recherches de clair-obscur, de double lumière, de contrastes, d'ho-
méopathie coloriste, clairs sur clairs, faits pour intéresser tous
ceux qui se préoccupent de questions techniques et qu’il ne faudra
pas négliger dans l’histoire du plein-air moderne.
Savognino était déjà très élevé, mais ce n’était pas assez : Segan-
tini veut plus austère encore, plus terrible, comme on disait il y a cin-
quante ans, en réalité plus serein, des aspects d’où l’on plane mieux.
Alors, toujours plein de vie, mêlé à la population, comme au temps où,
petit pâtre, il poussait lui aussi de pâturages en pâturages ses biques
et ses chevreaux, le voilà à la Maloja. Là, la lutte pour la vie devient
acharnée et la préoccupation de symboliser cette lutte commence à se
faire sentir par les Anges de la vie. Mais là on est plus souvent près
de la mort que de la vie, et c’est chose excessivement nouvelle à
exprimer pour un peintre tellement épris de vie et qui en a telle-
ment créé. Il s’attache d’abord à toutes les séductions des quelques
mois de belle saison. Les musées d’Italie et d’Allemagne s’arrachent
ses grands panoramas, où des troupeaux de minuscules moutons
bergamasques errent comme de longues chenilles dans des pacages
illimités, mais étranglés et privés d’horizon par cinq ou six ourlets
de montagnes entre lesquelles on sent des profondeurs de vallées ver-
tigineuses, et percés de ces petits lacs miroitants, que les montagnards
des Carpathes appellent si joliment « œil de la mer ». Mais aussitôt,
presque avant qu’on ait pu se rendre compte de l’été, l’hiver impla-
cable a de nouveau tout endeuillé de blanc. La vie à peine née,
fiévreuse de jouir, est déjà sapée ; la mauvaise marâtre infanticide va
passer tout un hiver de remords de neuf mois. La série des tableaux
philosophiques s’abat dans les expositions et fait pousser des cris
effarés à la critique...
Après quelques années de ces hivernages presque boréaux, l’ar-
tiste est redescendu dans la vallée. Soudain, le voilà qui aujourd'hui
met en rumeur toute l’Engadine, devient l’homme le plus célèbre
des Grisons, parcourt toutes les communes pour la propagande de
son idée de panorama, emplit tous les journaux romanches, latins
et allemands des trois Ligues, enfin, avec cet entrain et ce diable au
corps que l’on sent dans toutes ses œuvres, même les plus mûries et
témoignant du plus d’efforts pénibles et de recherches conscien-
cieuses jusqu’à la minutie, essaie de réunir les capitaux nécessaires
à la grande entreprise, à ce panorama dont les dimensions sont véri-
tablement alpestres et qui a la prétention de contenir toute la vallée
de l’Engadine, des lacs de Saint-Moriz et des cimes de la Bernina aux
XIX. — 3e PÉRIODE.
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