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Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 3. Pér. 23.1900

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Nr. 2
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Montesquiou-Fezensac, Robert de: Alfred Stevens
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https://doi.org/10.11588/diglit.24720#0130

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GAZETTE DES BEAUX-ARTS

français, de celui que j’appellerai le grand sonnettiste pictural,
peintre des mondaines Ophélies, occupées à noyer en tant de miroirs
le reflet de leurs mélancoliques beautés et de leurs toilettes bona-
partistes. Filles de Polonius et d’Alfred Stevens pour lesquelles, en
dépit des plus hautes consécrations, trop de contemporains n’ont
encore que les regards oublieux d’Hamlet, et, pis encore, ceux de
l’étrange amateur de peinture auquel leur auteur dut un jour donner
satisfaction d’une bien étrange manière. 11 s’agissait d’une composi-
tion représentant deux jeunes tilles en train de regarder par la
fenêtre. Rien, et bien au contraire, n’en déplaisait au client, qui
n'avait d’autre objection à l’acquérir que l’absence totale de sujet,
dans cette charmante toile. — « Comment? mais vous n’avez donc
pas compris mon tableau ? s’écria Stevens indigné. Ces jeunes filles
regardent passer un omnibus et l’une d’elles désigne son fiancé
à sa compagne. — Mais, objecta l’acheteur toujours inquiet, et
inspectant le détail de l’ouvrage, cette jeune fille n’est-elle pas
bien élégante pour avoir un fiancé sur un omnibus ? —- Vous
voulez rire, répondit sérieusement Stevens : le fiancé est à pied et
momentanément caché par le véhicule. » Et le collectionneur,
pleinement rassuré, emporta le tableau, célèbre désormais sous ce
sentimental surnom : Le Fiancé qui passe !

Instructive et ironique victoire remportée sur l’amateur niais,
en regard de laquelle il est réconfortant de placer cette touchante
répartie due à un artisan de goût inné, venant un jour briser sur la
table de Stevens toute une tirelire d’économies afin d’obtenir, en
glorieux échange de tant de salaires d’un grossier labeur, une par-
celle du travail exquis, méconnu par le connaisseur inéclairé, re-
connu par le distingué manœuvre.

La délicate revanche que Stevens dut goûter ce jour-là! le toast
sincère auquel il aura fait généreusement raison, comme ample me-
sure à la commande ingénue !

« Je vous envoie mon meilleur ouvrier! » disait le duc de Bour-
gogne, en adressant van Eyck à un souverain ami.

Stevens aime à citer ce mot et le rappelle avec émotion.

C’est que la Flandre aurait pu le redire de lui en l’envoyant à
la France. Et c’est encore dans ses Impressions sur la Peinture qu’il
a lui-même écrit : « On n’est un grand peintre qu’à la condition
d’être un maître ouvrier. »

COMTE ROBERT DE MONTESQUIOU
 
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