312
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
pensée est quelque chose de bien supérieur à tout art; c’est de la
poésie de l’ordre le plus élevé. » « De même, ajoute M. Milsand qui
cite ce passage, en analysant une Sainte Famille de Tintoret, le trait
auquel Ruskin reconnaît le grand maître c’est un mur en ruines
et un commencement de bâtisse, au moyen desquels l’artiste fait
symboliquement comprendre que la nativité du Christ était la fin
de l’économie juive et l’avènement de la nouvelle alliance. Dans
une composition du même Vénitien, une Crucifixion, Ruskin voit
un chef-d’œuvre de peinture parce que l’auteur a su, par un inci-
dent en apparence insignifiant, par l’introduction d’un âne broutant
des palmes à l’arrière-plan du Calvaire, affirmer l’idée profonde que
c’était le matérialisme juif, avec son attente d’un Messie tout tem-
porel et avec la déception de scs espérances lors de l’entrée à Jéru-
salem, qui avait été la cause de îa haine déchaînée contre le Sau-
veur et, par là, de sa mort. »
On a dit qu’il supprimait la part de l'imagination dans l’art en
y faisant à la science une part trop grande. Ne disait-il pas que
<' chaque classe de rochers, chaque variété de sol, chaque espèce de
nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude géologique et
météorologique?... Toute formation géologique a ses traits essentiels
qui n’appartiennent qu’à elle, scs lignes déterminées de fracture qui
donnent naissance à des formes constantes dans les terrains et les
rochers, scs végétaux particuliers, parmi lesquels se dessinent en-
core des différences plus particulières par suite des variétés d’éléva-
tion et de température. Le peintre observe dans la plante tous ses
caractère de forme et de couleur... saisit ses lignes de rigidité ou de
repos... remarque ses habitudes locales, son amour ou sa répugnance
pour telle ou telle exposition, les conditions qui la font vivre ou qui
la font périr. 11 l’associe... à tous les traits des lieux qu’elle habite...
Il doit retracer la fine fissure et la courbe descendante et l’ombre
ondulée du sol qui s’éboule, et cela le rendre d'un doigt aussi léger
que les touches de la pluie... Un tableau est admirable en raison du
nombre et de l’importance des renseignements qu’il nous fournit sur
les réalités. »
On a dit qu’il détruisait la science en y faisant une place trop
grande à l’imagination. Et, de fait, on ne peut s’empêcher de penser
au finalisme naïf de Bernardin de Saint-Pierre disant que Dieu a
divisé les melons par tranches pour que l’homme les mange plus
facilement, quand on lit des pages comme celle-ci : « Dieu a
employé la couleur dans sa création comme raccompagnement de
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
pensée est quelque chose de bien supérieur à tout art; c’est de la
poésie de l’ordre le plus élevé. » « De même, ajoute M. Milsand qui
cite ce passage, en analysant une Sainte Famille de Tintoret, le trait
auquel Ruskin reconnaît le grand maître c’est un mur en ruines
et un commencement de bâtisse, au moyen desquels l’artiste fait
symboliquement comprendre que la nativité du Christ était la fin
de l’économie juive et l’avènement de la nouvelle alliance. Dans
une composition du même Vénitien, une Crucifixion, Ruskin voit
un chef-d’œuvre de peinture parce que l’auteur a su, par un inci-
dent en apparence insignifiant, par l’introduction d’un âne broutant
des palmes à l’arrière-plan du Calvaire, affirmer l’idée profonde que
c’était le matérialisme juif, avec son attente d’un Messie tout tem-
porel et avec la déception de scs espérances lors de l’entrée à Jéru-
salem, qui avait été la cause de îa haine déchaînée contre le Sau-
veur et, par là, de sa mort. »
On a dit qu’il supprimait la part de l'imagination dans l’art en
y faisant à la science une part trop grande. Ne disait-il pas que
<' chaque classe de rochers, chaque variété de sol, chaque espèce de
nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude géologique et
météorologique?... Toute formation géologique a ses traits essentiels
qui n’appartiennent qu’à elle, scs lignes déterminées de fracture qui
donnent naissance à des formes constantes dans les terrains et les
rochers, scs végétaux particuliers, parmi lesquels se dessinent en-
core des différences plus particulières par suite des variétés d’éléva-
tion et de température. Le peintre observe dans la plante tous ses
caractère de forme et de couleur... saisit ses lignes de rigidité ou de
repos... remarque ses habitudes locales, son amour ou sa répugnance
pour telle ou telle exposition, les conditions qui la font vivre ou qui
la font périr. 11 l’associe... à tous les traits des lieux qu’elle habite...
Il doit retracer la fine fissure et la courbe descendante et l’ombre
ondulée du sol qui s’éboule, et cela le rendre d'un doigt aussi léger
que les touches de la pluie... Un tableau est admirable en raison du
nombre et de l’importance des renseignements qu’il nous fournit sur
les réalités. »
On a dit qu’il détruisait la science en y faisant une place trop
grande à l’imagination. Et, de fait, on ne peut s’empêcher de penser
au finalisme naïf de Bernardin de Saint-Pierre disant que Dieu a
divisé les melons par tranches pour que l’homme les mange plus
facilement, quand on lit des pages comme celle-ci : « Dieu a
employé la couleur dans sa création comme raccompagnement de