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EUGÈNE RENDUEL, L’ÉDITEUR DE L’ÉCOLE ROMANTIQUE.
mari, ne fut pas sans beaucoup contribuer à la prospérité de l’entreprise1. Renduel fît d’abord
de très légers bénéfices avec une petite édition des contes de Berquin, pour laquelle il avait
obtenu le concours pécuniaire d’un ami ; mais ses deux premiers grands succès, qui mirent sa
barque à flot, furent les Soirées de Walter Scott à Paris et les Paroles d’un croyant. Le premier
de ces ouvrages date tout à fait des commencements de sa librairie, puisqu'il l’avait fondée
en 1828 et que le recueil des vieilles chroniques inventées par le bibliophile Jacob fut publié dès
l’année suivante; quant au livre de Lamennais, il ne parut que quatre années plus tard, en 1833,
juste à point pour compenser les pertes causées par la publication presque simultanée des Jeunes
France et du Spectacle dans un fauteuil.
Cette bonne aubaine permit à l’éditeur de poursuivre hardiment sa carrière, d’ouvrir sa
librairie à Henri Heine, dont il allait publier sans grand profit trois ouvrages consécutifs : la
France, l’Allemagne et Reisebilder ; à Sainte-Beuve, dont il reprenait Joseph Delorme et les
Consolations avant de lancer Volupté, les Critiques et portraits littéraires, la Poésie française au
XVIe siècle et les deux premiers tomes de Por t-Roy al ; enfin, à Charles Nodier, dont il réimpri-
mait les oeuvres complètes en treize gros volumes, sur lesquels deux ou trois, tout au plus,
obtenaient un réel succès de vente. Ici se dessine la façon de procéder propre à Renduel, celle
qui lui acquit, en peu de temps, une notoriété très enviée, et devait le faire considérer, quelque
trente ans plus tard, comme le libraire unique, exclusif, absolu, de l’école romantique. Il ne se
contentait pas d’éditer une grande partie des œuvres qu’on lui apportait en quantité innom-
brable ; il voulut aussi grouper chez lui toutes les forces vives de l’armée romantique ; il eut
confiance dans la révolution littéraire qui venait de s’affirmer avec la préface de Cromwell et fit
audacieusement ce que les libraires ne faisaient qu’avec crainte avant sa venue : il appela tous
les tenants, jeunes et vieux, bons ou médiocres, célèbres ou obscurs, du romantisme et leur
ouvrit toutes grandes les portes de sa maison.
Son cabinet de librairie était situé entre la Seine et l’École de Médecine, au n° 22 de
la rue des Grands-Augustins, et c’est là que durant près de dix ans, il vit affluer toutes les
célébrités littéraires du temps, — toutes les non-valeurs aussi, •— désireuses de lui faire accepter
quelque ouvrage et de voir leur nom briller sur ses attrayants prospectus. Combien de ces
écrivains déjà réputés, ayant eu quelques volumes édités à droite ou à gauche, chez Ladvocat ou
chez Gosselin, chez Levasseur ou Urbain Canel, se hâtèrent de lui apporter les nouveaux produits
de leur plume ! Et, si faire se pouvait, ils y joignaient aussi les anciens, qui sommeillaient au
fond de quelque librairie moins connue et ne s’étaient guère vendus, après avoir soulevé de
violentes discussions et acquis à l’auteur une renommée plus bruyante qu’étendue. En voulez-vous
connaître approximativement la liste ? A tout seigneur, tout honneur : d’abord, Victor Hugo.
Puis, Sainte-Beuve et Théophile Gautier, Henri Heine et Lamennais, Alfred et Paul de Musset,
Gérard de Nerval, Jules et Paul Lacroix, Charles Nodier, Petrus Borel, Frédéric Soulié, Eugène
Sue, Léon Gozlan, Alphonse Royer, d’Ortigue, le vicomte d’Arlincourt, Michel Masson, Louis
de Maynard, Raymond Brucker, etc. Autant vaut dire que parmi les auteurs illustres de cette
période il n’en est pas plus de cinq qui, pour une raison ou pour une autre, soient restés en
dehors de la librairie à la mode : Stendhal, Mérimée et Balzac, Alexandre Dumas et George Sand.
De Musset, Renduel ne publia que le premier volume du Spectacle dans un fauteuil, et cela
grâce à l'intervention de Paul de Musset, dont les romans : Samuel et la Tête et le Cœur,
comptèrent parmi les livres tant soit peu productifs de la librairie ; mais le recueil des trois contes
en vers d’Alfred ayant complètement échoué, les relations commerciales de Renduel avec l’auteur
de Namouna n’eurent pas de suite. Avec Théophile Gautier, il noua une alliance plus solide ; il
ne se sépara jamais de lui, et Gautier fut, avec Hugo, Nodier, Heine et Sainte-Beuve, un des
principaux auteurs dont l’audacieux libraire a voulu posséder tous les ouvrages. Dès l’année i832,
1. Mmo Renduel, qui survécut treize ans à son mari et mourut au château de Beuvron le 14 juillet 1887, à près de quatre-vingt-six ans,
était ne'e à Paris le 21 septembre 1801, au n* 211 de la rue d’Argenteuil, où son père avait sa maison d’imprimerie, qu’il transporta plus
tard rue du Pot-de-fer-Saint-Sulpice, et qu’il finit par transmettre, avec son brevet, à Honoré de Balzac. Mü“ Rose-Célestine Laurens de
Pérignac (son père avait abandonné ce second nom pendant la Révolution et ne l’avait jamais repris) était la plus jeune des enfants de
l’imprimeur et remarquablement jolie ; malgré les rides qui sillonnaient son visage, on retrouvait en elle, jusqu’à l’âge le plus avancé, des
traces de sa rare beauté.
EUGÈNE RENDUEL, L’ÉDITEUR DE L’ÉCOLE ROMANTIQUE.
mari, ne fut pas sans beaucoup contribuer à la prospérité de l’entreprise1. Renduel fît d’abord
de très légers bénéfices avec une petite édition des contes de Berquin, pour laquelle il avait
obtenu le concours pécuniaire d’un ami ; mais ses deux premiers grands succès, qui mirent sa
barque à flot, furent les Soirées de Walter Scott à Paris et les Paroles d’un croyant. Le premier
de ces ouvrages date tout à fait des commencements de sa librairie, puisqu'il l’avait fondée
en 1828 et que le recueil des vieilles chroniques inventées par le bibliophile Jacob fut publié dès
l’année suivante; quant au livre de Lamennais, il ne parut que quatre années plus tard, en 1833,
juste à point pour compenser les pertes causées par la publication presque simultanée des Jeunes
France et du Spectacle dans un fauteuil.
Cette bonne aubaine permit à l’éditeur de poursuivre hardiment sa carrière, d’ouvrir sa
librairie à Henri Heine, dont il allait publier sans grand profit trois ouvrages consécutifs : la
France, l’Allemagne et Reisebilder ; à Sainte-Beuve, dont il reprenait Joseph Delorme et les
Consolations avant de lancer Volupté, les Critiques et portraits littéraires, la Poésie française au
XVIe siècle et les deux premiers tomes de Por t-Roy al ; enfin, à Charles Nodier, dont il réimpri-
mait les oeuvres complètes en treize gros volumes, sur lesquels deux ou trois, tout au plus,
obtenaient un réel succès de vente. Ici se dessine la façon de procéder propre à Renduel, celle
qui lui acquit, en peu de temps, une notoriété très enviée, et devait le faire considérer, quelque
trente ans plus tard, comme le libraire unique, exclusif, absolu, de l’école romantique. Il ne se
contentait pas d’éditer une grande partie des œuvres qu’on lui apportait en quantité innom-
brable ; il voulut aussi grouper chez lui toutes les forces vives de l’armée romantique ; il eut
confiance dans la révolution littéraire qui venait de s’affirmer avec la préface de Cromwell et fit
audacieusement ce que les libraires ne faisaient qu’avec crainte avant sa venue : il appela tous
les tenants, jeunes et vieux, bons ou médiocres, célèbres ou obscurs, du romantisme et leur
ouvrit toutes grandes les portes de sa maison.
Son cabinet de librairie était situé entre la Seine et l’École de Médecine, au n° 22 de
la rue des Grands-Augustins, et c’est là que durant près de dix ans, il vit affluer toutes les
célébrités littéraires du temps, — toutes les non-valeurs aussi, •— désireuses de lui faire accepter
quelque ouvrage et de voir leur nom briller sur ses attrayants prospectus. Combien de ces
écrivains déjà réputés, ayant eu quelques volumes édités à droite ou à gauche, chez Ladvocat ou
chez Gosselin, chez Levasseur ou Urbain Canel, se hâtèrent de lui apporter les nouveaux produits
de leur plume ! Et, si faire se pouvait, ils y joignaient aussi les anciens, qui sommeillaient au
fond de quelque librairie moins connue et ne s’étaient guère vendus, après avoir soulevé de
violentes discussions et acquis à l’auteur une renommée plus bruyante qu’étendue. En voulez-vous
connaître approximativement la liste ? A tout seigneur, tout honneur : d’abord, Victor Hugo.
Puis, Sainte-Beuve et Théophile Gautier, Henri Heine et Lamennais, Alfred et Paul de Musset,
Gérard de Nerval, Jules et Paul Lacroix, Charles Nodier, Petrus Borel, Frédéric Soulié, Eugène
Sue, Léon Gozlan, Alphonse Royer, d’Ortigue, le vicomte d’Arlincourt, Michel Masson, Louis
de Maynard, Raymond Brucker, etc. Autant vaut dire que parmi les auteurs illustres de cette
période il n’en est pas plus de cinq qui, pour une raison ou pour une autre, soient restés en
dehors de la librairie à la mode : Stendhal, Mérimée et Balzac, Alexandre Dumas et George Sand.
De Musset, Renduel ne publia que le premier volume du Spectacle dans un fauteuil, et cela
grâce à l'intervention de Paul de Musset, dont les romans : Samuel et la Tête et le Cœur,
comptèrent parmi les livres tant soit peu productifs de la librairie ; mais le recueil des trois contes
en vers d’Alfred ayant complètement échoué, les relations commerciales de Renduel avec l’auteur
de Namouna n’eurent pas de suite. Avec Théophile Gautier, il noua une alliance plus solide ; il
ne se sépara jamais de lui, et Gautier fut, avec Hugo, Nodier, Heine et Sainte-Beuve, un des
principaux auteurs dont l’audacieux libraire a voulu posséder tous les ouvrages. Dès l’année i832,
1. Mmo Renduel, qui survécut treize ans à son mari et mourut au château de Beuvron le 14 juillet 1887, à près de quatre-vingt-six ans,
était ne'e à Paris le 21 septembre 1801, au n* 211 de la rue d’Argenteuil, où son père avait sa maison d’imprimerie, qu’il transporta plus
tard rue du Pot-de-fer-Saint-Sulpice, et qu’il finit par transmettre, avec son brevet, à Honoré de Balzac. Mü“ Rose-Célestine Laurens de
Pérignac (son père avait abandonné ce second nom pendant la Révolution et ne l’avait jamais repris) était la plus jeune des enfants de
l’imprimeur et remarquablement jolie ; malgré les rides qui sillonnaient son visage, on retrouvait en elle, jusqu’à l’âge le plus avancé, des
traces de sa rare beauté.