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L’ART.
Et c’est merveille, en vérité. Non pas qu’il fût de rapports difficiles, mais parce qu’en plus
des questions irritantes qui surgissent presque chaque jour entre gens d’humeur susceptible -
et les auteurs le sont presque tous — le libraire, il faut le dire, n était pas d’un abord très
facile. Il ne se déboutonnait pas volontiers; il devait être en affaires comme en affection et rester
longtemps sur la défensive ; il apportait certainement dans ses premiers rapports une froideur
prudente, une défiance instinctive que la culture et la fréquentation du monde parisien n’avaient
pu effacer complètement chez l’enfant de race morvandiote. En revanche, une fois qu’il connais-
sait bien les gens, ceux-ci pouvaient toujours compter sur lui ; il ne se dépensait pas en nombreux
témoignages d’affection, mais il aimait d’autant plus solidement ceux qui avaient trouvé le chemin
de son cœur, les grondant, les rudoyant, ayant avec eux des élans de tendresse bourrue auxquels
j’avais pris goût, pour ma part, car ils m’apportaient la preuve cent fois répétée de l'affection
de mon vieil ami.
Combien d’écrivains, qui ne l'avaient connu ni de près ni de loin, ont essayé de reconstituer
la curieuse physionomie de Renduel, et combien, à commencer par Adolphe Racot, n’ont produit
sur lui que des articles de pur verbiage, ornés d'un nombre incalculable d’erreurs ! Voilà qui
n’aurait pas peu fâché le libraire-agriculteur, s’il avait pu se douter de toutes les fables qu’on
débiterait sur son compte, à bonne intention sans doute, une fois qu’il serait réellement mort.
C’est que cette figure offre un intérêt particulier et qu’il est bien difficile à qui tient une plume
de ne pas broder une chronique à l’aventure sur tel ou tel sujet qui paraît devoir piquer la
curiosité publique. Et le nom de Renduel revient si souvent sur les catalogues de ventes de
livres à grands prix; il reparaît si fréquemment dans les anecdotes ou récits visant le temps
romantique qu’on éprouve assez vite une irrésistible envie de le mieux connaître ou d’en longue-
ment parler. J’en ai voulu dire, à mon tour, quelques mots, sans toutefois corriger, une par une,
toutes les erreurs répandues à son sujet; mais au moins puis-je affirmer que tout ce que je viens
d’écrire est très exact, appuyé sur des textes qu’il ne tiendrait qu’à moi de rendre publics, et
scrupuleusement impartial, en dépit ou plutôt en raison de ma grande affection.
C’est Gautier, je crois, qui qualifiait un jour Renduel de « souverain dispensateur de la
gloire littéraire en ce monde ». 11 pensait rire et la formule est drôle avec cette outrance dans
l'expression si familière à l’auteur d'’Albertus; mais il y avait dans cette plaisanterie amicale un
fond de vérité. Renduel en son temps dispensait bien un peu la gloire littéraire à ses contem-
porains, car c’était presque une promesse, un brevet de célébrité que d’être édité par lui ; un
peu plus tard, et par un juste retour, il a dû sa renommée aux auteurs qu'il n’avait pas redouté
d’accueillir. Aujourd’hui, cinquante ans juste après le départ de Renduel de Paris, après les
éclatants succès remportés et les grosses fortunes réalisées par les Hachette et les Didot, les
Plon, les Dentu, les Michel Lévy, le nom de ce petit commerçant auquel quatre ou cinq employés
suffisaient pour mener sa librairie est plus souvent cité qu’aucun de ceux de ses puissants
successeurs. Quoi qu’il arrive, il est assuré de vivre aussi longtemps qu’on parlera dans notre
pays de Henri Heine et de Théophile Gautier, de Charles Nodier et de Lamennais, de Sainte-
Beuve et de Victor Hugo. Adolphe Jullien.
l)D’azur à la croix pattée d’argent, l’écu timbré d’une couronne de marquis)
Sculptées dans la pierre, au-dessus d’une cheminée.
(D’après un croquis de l’auteur.)
L’ART.
Et c’est merveille, en vérité. Non pas qu’il fût de rapports difficiles, mais parce qu’en plus
des questions irritantes qui surgissent presque chaque jour entre gens d’humeur susceptible -
et les auteurs le sont presque tous — le libraire, il faut le dire, n était pas d’un abord très
facile. Il ne se déboutonnait pas volontiers; il devait être en affaires comme en affection et rester
longtemps sur la défensive ; il apportait certainement dans ses premiers rapports une froideur
prudente, une défiance instinctive que la culture et la fréquentation du monde parisien n’avaient
pu effacer complètement chez l’enfant de race morvandiote. En revanche, une fois qu’il connais-
sait bien les gens, ceux-ci pouvaient toujours compter sur lui ; il ne se dépensait pas en nombreux
témoignages d’affection, mais il aimait d’autant plus solidement ceux qui avaient trouvé le chemin
de son cœur, les grondant, les rudoyant, ayant avec eux des élans de tendresse bourrue auxquels
j’avais pris goût, pour ma part, car ils m’apportaient la preuve cent fois répétée de l'affection
de mon vieil ami.
Combien d’écrivains, qui ne l'avaient connu ni de près ni de loin, ont essayé de reconstituer
la curieuse physionomie de Renduel, et combien, à commencer par Adolphe Racot, n’ont produit
sur lui que des articles de pur verbiage, ornés d'un nombre incalculable d’erreurs ! Voilà qui
n’aurait pas peu fâché le libraire-agriculteur, s’il avait pu se douter de toutes les fables qu’on
débiterait sur son compte, à bonne intention sans doute, une fois qu’il serait réellement mort.
C’est que cette figure offre un intérêt particulier et qu’il est bien difficile à qui tient une plume
de ne pas broder une chronique à l’aventure sur tel ou tel sujet qui paraît devoir piquer la
curiosité publique. Et le nom de Renduel revient si souvent sur les catalogues de ventes de
livres à grands prix; il reparaît si fréquemment dans les anecdotes ou récits visant le temps
romantique qu’on éprouve assez vite une irrésistible envie de le mieux connaître ou d’en longue-
ment parler. J’en ai voulu dire, à mon tour, quelques mots, sans toutefois corriger, une par une,
toutes les erreurs répandues à son sujet; mais au moins puis-je affirmer que tout ce que je viens
d’écrire est très exact, appuyé sur des textes qu’il ne tiendrait qu’à moi de rendre publics, et
scrupuleusement impartial, en dépit ou plutôt en raison de ma grande affection.
C’est Gautier, je crois, qui qualifiait un jour Renduel de « souverain dispensateur de la
gloire littéraire en ce monde ». 11 pensait rire et la formule est drôle avec cette outrance dans
l'expression si familière à l’auteur d'’Albertus; mais il y avait dans cette plaisanterie amicale un
fond de vérité. Renduel en son temps dispensait bien un peu la gloire littéraire à ses contem-
porains, car c’était presque une promesse, un brevet de célébrité que d’être édité par lui ; un
peu plus tard, et par un juste retour, il a dû sa renommée aux auteurs qu'il n’avait pas redouté
d’accueillir. Aujourd’hui, cinquante ans juste après le départ de Renduel de Paris, après les
éclatants succès remportés et les grosses fortunes réalisées par les Hachette et les Didot, les
Plon, les Dentu, les Michel Lévy, le nom de ce petit commerçant auquel quatre ou cinq employés
suffisaient pour mener sa librairie est plus souvent cité qu’aucun de ceux de ses puissants
successeurs. Quoi qu’il arrive, il est assuré de vivre aussi longtemps qu’on parlera dans notre
pays de Henri Heine et de Théophile Gautier, de Charles Nodier et de Lamennais, de Sainte-
Beuve et de Victor Hugo. Adolphe Jullien.
l)D’azur à la croix pattée d’argent, l’écu timbré d’une couronne de marquis)
Sculptées dans la pierre, au-dessus d’une cheminée.
(D’après un croquis de l’auteur.)