I 32
L’ART.
distingua la première et l’appela dans son sein. Le registre
porte mention de l'élection en ces termes : « Du 24 no-
vembre (ij3 1). Le comte de Caylus (Anne-Claude-Phi-
lippe), connaisseur profond,
élu conseiller honoraire
amateur1. » De bonne heure,
on le voit, la réputation
s’était attachée à lui, quoi
qu’il fit pour l’éviter. Il est
constant, par ce que nous
connaissons de son carac-
tère et de son genre de vie
à cette date, qu'il ne brigua
point l’honneur que lui fit
l’Académie. Si donc celle-ci
tint à se l’associer, ce ne fut
pas moins pour les mérites
qu’elle lui reconnaissait, que
pour les services qu’elle en
pouvait attendre. Les pre-
miers seuls pouvaient ga-
rantir les seconds. Or Cay-
lus avait déjà une assez
longue pratique de la gra-
vure ; il était riche, influent,
généreux. C’est là qu’il faut
aller chercher ses titres. Ce
mot de « connaisseur pro-
fond » en supplée mal et
pompeusement un autre, devant lequel le respect recula,
celui de graveur, tout simplement. Le comte pouvait se
présenter devant ses
confrères avec un por-
tefeuille que lui eus-
sent envié bien des
artistes de profession.
Qu’est-il besoin d’un
plus long commen-
taire ?
Caylus fut l'un des
premiers en date, et
même le premier,
croyons-nous, parmi
ces amateurs de Beaux-
Arts qui, non contents
de les aimer, voulu-
rent encore les con-
naître, et complétèrent
l’éducation du goût
par celle du métier.
On sait combien cette
nouveauté fit fortune.
La mode s’en empara
bientôt ; le reste se
devine. Vers le milieu
du siècle, quiconque
tient à sa réputation
dansun certain monde
se hâte d’apprendre à
manier passablement
un outil, crayon, bu-
rin, aiguille, pinceau.
Les femmes le dispu-
tent aux hommes en
zèle, sinon peut-être
en talent. Maint salon est transformé en atelier : l’ébau-
1. L. Vitet, Hist. de l'Acad. royale de Peinture et de Sculpture,
appendice. (Caylus avait alors trente-neuf ans.)
choir seul n’y est pas encore admis ; mais son tour viendra.
N'a-t-on pas déjà le touret, et même le tour ? A l’engoue-
ment se mêle un soupçon de courtisanerie peut-être, ou
de la part du public envers
les puissances, ou de la part
des puissances envers le
public. Faut-il rappeler le
touret de Guay installé chez
Mme de Pompadour1, et la
boîte d’ivoire, que Cathe-
rine II avait tournée de ses
propres mains, avant de la
faire remettre, enrichie d’or
et de brillants, au « roi »
Voltaire par le prince Kos-
lowski ? On peut relever,
dans le Portefeuille d'ama-
teurs que conserve le Ca-
binet des estampes, presque
tous les noms connus du
xvme siècle : Crozat, Hénin,
Mme Doublet, Mariette, Ba-
chaumont, l’abbé de Saint-
Non, l’abbé de Marolles, et
combien d’autres ! — C’est,
de toutes les modes du
temps, celle qui a le plus
duré. Il est facile d’en don-
ner en passant la raison.
Cette popularité a moins été celle de l’art en lui-même
que celle d’un certain art, l’art delà Régence, qui devait
aboutir à l’art Pom-
padour, et se perdre
avecla vignette, l’éven-
tail et le cul-de-lampe.
S’il a été charmant en
son genre et bien
français à son heure,
s’il a été original quoi-
que frivole, et sédui-
sant quoique artificiel,
c’est ce que nous ne
voulons pas établir ici,
— mais plutôt indi-
quer combien l’idéal
de la peinture fran-
çaise s’était brusque-
ment rapproché de la
vie mondaine. Un
abîme sépare un Le
Brun des Gillot et des
Watteau. Le public
se prit aux charmes
d’un art nouveau où
la galanterie coquette
avait remplacé la
pompe, où se repro-
duisaient comme en
un miroir les divers
incidents de la vie élé-
gante, avec ses bals,
ses travestissements,
ses fêtes sur l’eau, ses
bosquets, ses parades,
ses tréteaux et ses
amours. Quels attraits pouvait offrir la peinture d'histoire
1. Voir les ouvrages des Concourt : 4/”" de Pompadour et l’Art
au XV111° siècle.
Ph. Cl. A. DE T II U B 1ER ES, COMTE DE CaYLUS.
Portrait dessiné par Cochin le fils, en 175o.
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Portrait et croquis.
Gravés par le comte de Caylus, d'après Léonard de Vinci.
L’ART.
distingua la première et l’appela dans son sein. Le registre
porte mention de l'élection en ces termes : « Du 24 no-
vembre (ij3 1). Le comte de Caylus (Anne-Claude-Phi-
lippe), connaisseur profond,
élu conseiller honoraire
amateur1. » De bonne heure,
on le voit, la réputation
s’était attachée à lui, quoi
qu’il fit pour l’éviter. Il est
constant, par ce que nous
connaissons de son carac-
tère et de son genre de vie
à cette date, qu'il ne brigua
point l’honneur que lui fit
l’Académie. Si donc celle-ci
tint à se l’associer, ce ne fut
pas moins pour les mérites
qu’elle lui reconnaissait, que
pour les services qu’elle en
pouvait attendre. Les pre-
miers seuls pouvaient ga-
rantir les seconds. Or Cay-
lus avait déjà une assez
longue pratique de la gra-
vure ; il était riche, influent,
généreux. C’est là qu’il faut
aller chercher ses titres. Ce
mot de « connaisseur pro-
fond » en supplée mal et
pompeusement un autre, devant lequel le respect recula,
celui de graveur, tout simplement. Le comte pouvait se
présenter devant ses
confrères avec un por-
tefeuille que lui eus-
sent envié bien des
artistes de profession.
Qu’est-il besoin d’un
plus long commen-
taire ?
Caylus fut l'un des
premiers en date, et
même le premier,
croyons-nous, parmi
ces amateurs de Beaux-
Arts qui, non contents
de les aimer, voulu-
rent encore les con-
naître, et complétèrent
l’éducation du goût
par celle du métier.
On sait combien cette
nouveauté fit fortune.
La mode s’en empara
bientôt ; le reste se
devine. Vers le milieu
du siècle, quiconque
tient à sa réputation
dansun certain monde
se hâte d’apprendre à
manier passablement
un outil, crayon, bu-
rin, aiguille, pinceau.
Les femmes le dispu-
tent aux hommes en
zèle, sinon peut-être
en talent. Maint salon est transformé en atelier : l’ébau-
1. L. Vitet, Hist. de l'Acad. royale de Peinture et de Sculpture,
appendice. (Caylus avait alors trente-neuf ans.)
choir seul n’y est pas encore admis ; mais son tour viendra.
N'a-t-on pas déjà le touret, et même le tour ? A l’engoue-
ment se mêle un soupçon de courtisanerie peut-être, ou
de la part du public envers
les puissances, ou de la part
des puissances envers le
public. Faut-il rappeler le
touret de Guay installé chez
Mme de Pompadour1, et la
boîte d’ivoire, que Cathe-
rine II avait tournée de ses
propres mains, avant de la
faire remettre, enrichie d’or
et de brillants, au « roi »
Voltaire par le prince Kos-
lowski ? On peut relever,
dans le Portefeuille d'ama-
teurs que conserve le Ca-
binet des estampes, presque
tous les noms connus du
xvme siècle : Crozat, Hénin,
Mme Doublet, Mariette, Ba-
chaumont, l’abbé de Saint-
Non, l’abbé de Marolles, et
combien d’autres ! — C’est,
de toutes les modes du
temps, celle qui a le plus
duré. Il est facile d’en don-
ner en passant la raison.
Cette popularité a moins été celle de l’art en lui-même
que celle d’un certain art, l’art delà Régence, qui devait
aboutir à l’art Pom-
padour, et se perdre
avecla vignette, l’éven-
tail et le cul-de-lampe.
S’il a été charmant en
son genre et bien
français à son heure,
s’il a été original quoi-
que frivole, et sédui-
sant quoique artificiel,
c’est ce que nous ne
voulons pas établir ici,
— mais plutôt indi-
quer combien l’idéal
de la peinture fran-
çaise s’était brusque-
ment rapproché de la
vie mondaine. Un
abîme sépare un Le
Brun des Gillot et des
Watteau. Le public
se prit aux charmes
d’un art nouveau où
la galanterie coquette
avait remplacé la
pompe, où se repro-
duisaient comme en
un miroir les divers
incidents de la vie élé-
gante, avec ses bals,
ses travestissements,
ses fêtes sur l’eau, ses
bosquets, ses parades,
ses tréteaux et ses
amours. Quels attraits pouvait offrir la peinture d'histoire
1. Voir les ouvrages des Concourt : 4/”" de Pompadour et l’Art
au XV111° siècle.
Ph. Cl. A. DE T II U B 1ER ES, COMTE DE CaYLUS.
Portrait dessiné par Cochin le fils, en 175o.
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Portrait et croquis.
Gravés par le comte de Caylus, d'après Léonard de Vinci.