I
2o8 L’ART.
on a ouvert des concours, on u nommé des commissions
délibératives et consultatives, pour obtenir des chefs-
d’œuvre. Il n’en éclôt point, à ce qu’on prétend. Ce n’est
donc pas à un vice organique de l’institution, que doit
être imputée cette décadence, si décadence il y a, opinion
fort contestable.
Englobera-t-on dans le même anathème fulgurant la
Manufacture nationale de tapisseries de Beauvais ? Il y a
là moins de prise encore qu’aux Gobelins. Je défie de
l’attaquer. En aucun temps, sous Oudry même, dont la
direction habile amena l’établisse-
ment à l’apogée, Beauvais n’a pro-
duit de plus belles œuvres que
celles qui ont été exposées au Champ
de Mars. M. Chabal- Dussurgey
vaut bien Baptiste; qui dirait le
contraire? On a pu facilement s’en
convaincre par la comparaison
entre le meuble à fond vert d’eau
du maître moderne, qui n’était pas
placé fort loin de la reproduction
d’un canapé ancien du maître du
xvmc siècle. Quelle grâce délicate,
quelle ingéniosité spirituelle, quel
coloris savoureux et frais, dans
toutes ces compositions de sièges,
d’écrans, de petites tentures ! Quelle
perfection de travail de tapissier !
C’était un enchantement des yeux
et de l’esprit. Jamais, je le répète
hardiment, Beauvais ne fut plus
admirable, ne fut plus digne de sa
haute renommée et ne justifia mieux
les sacrifices pécuniaires de la na-
tion.
Pourrait-on penser que l’in-
fluence des Manufactures natio-
nales des Gobelins et de Beauvais
ne s’exerce point sur l’industrie
privée de la tapisserie artistique ?
Qu’elle soit aussi néfaste, qu’on le
prétend fort injustement ? Il suffi-
sait de jeter un coup d’œil rapide
sur l’exposition des manufactures
d’Aubusson, pour se convaincre du
contraire. Il y avait là une Cascade, dessinée par M. Maze-
rolle et exécutée par les artistes de la maison Hamot, qui
n’était pas sans parenté avec la décoration de l’escalier du
Sénat; chez M. Braquenié, une Automne et un Printemps,
d’après Ehrmann, d’une filiation non moins évidente,
avec les Gobelins. Une clarté de modernité, venue de
Paris et de Beauvais, égayait cette exposition et neutralisait
un peu la monotonie grise des imitations de vieilles
tapisseries, qui en formaient le lot le plus important.
Dans cette galerie de la classe 2i| on avait la sensation
de parcourir un immense bazar oriental, tant on y trou-
vait de tapis, turcs, afghans, persans; de tentures du
Belouchistan, du Turkestan, du Khorassan, du Khousis-
tan. Des artistes d’Aubusson, d’une habileté prodigieuse,
n’avaient-ils même point reproduit deux tapis de Perse,
célèbres, qui ont fait partie de la collection Goupil, non
plus en imitations modernes, maisen fac-similés prodigieux,
avec toutes les éraillures, les tares, les dégradations de
tons, les piqûres d’insectes, etc.! C’était une immense
mascarade de l’Orient. Avec quelle joie, on découvrait, de
temps en temps, un tapis français, une étoffe française; on
se reprenait à aimer d’un amour attendri notre art mo-
derne, si discret de coloris, si har-
monieux de tons, si franc de formes
et si délicat d’inspirations. C’est
contre cet Orient de défroque qu’il
faudrait mener une campagne
acharnée, qu’il faudrait faire flèche
de tout bois. Cet exotisme a per-
verti notre goût, nous a gâté les
yeux, nous a brouillé le cerveau.
Il a lancé notre industrie dans une
voie, où la concurrence étrangère
est plus puissamment outillée que
nous, où nous perdons tout le bé-
néfice de nos qualités nationales,
où, de créateurs ingénieux et fé-
conds, nous ne devenons plus que
des copistes vulgaires, et où nous
ruinons notre génie. Les Anglais,
pour ne citer qu’une seule nation,
tissent de plus beaux tapis orien-
taux que nous; les Autrichiens imi-
tent mieux les tissus d’Orient; ils
en ont même fait une de leurs spé-
cialités industrielles.
Or, je vous prie, dites-moi qui
pouvait lutter contre nos Lj .1-
nais, contre nos Roubaisiens, dans
leur exposition d’étoffes d’ameu-
blement françaises ? La fabrique
de Lyon n’était-elle point triom-
phante ? La galerie immense, orga-
nisée par la Chambre de commerce,
représentant la collectivité des fabri-
cants de soieries, stupéfiait le visi-
teur par l’amoncellement des mer-
veilles d’art. Et combien, en y pénétrant, on se sentait
immédiatement dans une atmosphère d’art français! Tous
ces brocarts, tous ces satins, tous ces damas et tous ces
velours, pétillaient, vibraient, éclataient ! Il y en avait là
de la lumière, de la couleur et du soleil ! Et, cependant,
tout formait une harmonie puissante, qui caressait déli-
cieusement le regard. La fatigue ne venait, ni pour l’esprit,
ni pour l’œil, de la contemplation de ces œuvres trucu-
lentes. C’est qu’elles sont bien de notre terroir et de notre
climat. Tant que, dans notre art industriel, nous resterons
français, nous n’avons rien à craindre de personne.
M a riu s Vachon.
Étoffe d’ameublement.
Soierie de Lyon fabriquée par MM. Chatel et V. Tassinari.
(Exposition Universelle de 1889.)
Le Gérant, E. MÉNARD.
2o8 L’ART.
on a ouvert des concours, on u nommé des commissions
délibératives et consultatives, pour obtenir des chefs-
d’œuvre. Il n’en éclôt point, à ce qu’on prétend. Ce n’est
donc pas à un vice organique de l’institution, que doit
être imputée cette décadence, si décadence il y a, opinion
fort contestable.
Englobera-t-on dans le même anathème fulgurant la
Manufacture nationale de tapisseries de Beauvais ? Il y a
là moins de prise encore qu’aux Gobelins. Je défie de
l’attaquer. En aucun temps, sous Oudry même, dont la
direction habile amena l’établisse-
ment à l’apogée, Beauvais n’a pro-
duit de plus belles œuvres que
celles qui ont été exposées au Champ
de Mars. M. Chabal- Dussurgey
vaut bien Baptiste; qui dirait le
contraire? On a pu facilement s’en
convaincre par la comparaison
entre le meuble à fond vert d’eau
du maître moderne, qui n’était pas
placé fort loin de la reproduction
d’un canapé ancien du maître du
xvmc siècle. Quelle grâce délicate,
quelle ingéniosité spirituelle, quel
coloris savoureux et frais, dans
toutes ces compositions de sièges,
d’écrans, de petites tentures ! Quelle
perfection de travail de tapissier !
C’était un enchantement des yeux
et de l’esprit. Jamais, je le répète
hardiment, Beauvais ne fut plus
admirable, ne fut plus digne de sa
haute renommée et ne justifia mieux
les sacrifices pécuniaires de la na-
tion.
Pourrait-on penser que l’in-
fluence des Manufactures natio-
nales des Gobelins et de Beauvais
ne s’exerce point sur l’industrie
privée de la tapisserie artistique ?
Qu’elle soit aussi néfaste, qu’on le
prétend fort injustement ? Il suffi-
sait de jeter un coup d’œil rapide
sur l’exposition des manufactures
d’Aubusson, pour se convaincre du
contraire. Il y avait là une Cascade, dessinée par M. Maze-
rolle et exécutée par les artistes de la maison Hamot, qui
n’était pas sans parenté avec la décoration de l’escalier du
Sénat; chez M. Braquenié, une Automne et un Printemps,
d’après Ehrmann, d’une filiation non moins évidente,
avec les Gobelins. Une clarté de modernité, venue de
Paris et de Beauvais, égayait cette exposition et neutralisait
un peu la monotonie grise des imitations de vieilles
tapisseries, qui en formaient le lot le plus important.
Dans cette galerie de la classe 2i| on avait la sensation
de parcourir un immense bazar oriental, tant on y trou-
vait de tapis, turcs, afghans, persans; de tentures du
Belouchistan, du Turkestan, du Khorassan, du Khousis-
tan. Des artistes d’Aubusson, d’une habileté prodigieuse,
n’avaient-ils même point reproduit deux tapis de Perse,
célèbres, qui ont fait partie de la collection Goupil, non
plus en imitations modernes, maisen fac-similés prodigieux,
avec toutes les éraillures, les tares, les dégradations de
tons, les piqûres d’insectes, etc.! C’était une immense
mascarade de l’Orient. Avec quelle joie, on découvrait, de
temps en temps, un tapis français, une étoffe française; on
se reprenait à aimer d’un amour attendri notre art mo-
derne, si discret de coloris, si har-
monieux de tons, si franc de formes
et si délicat d’inspirations. C’est
contre cet Orient de défroque qu’il
faudrait mener une campagne
acharnée, qu’il faudrait faire flèche
de tout bois. Cet exotisme a per-
verti notre goût, nous a gâté les
yeux, nous a brouillé le cerveau.
Il a lancé notre industrie dans une
voie, où la concurrence étrangère
est plus puissamment outillée que
nous, où nous perdons tout le bé-
néfice de nos qualités nationales,
où, de créateurs ingénieux et fé-
conds, nous ne devenons plus que
des copistes vulgaires, et où nous
ruinons notre génie. Les Anglais,
pour ne citer qu’une seule nation,
tissent de plus beaux tapis orien-
taux que nous; les Autrichiens imi-
tent mieux les tissus d’Orient; ils
en ont même fait une de leurs spé-
cialités industrielles.
Or, je vous prie, dites-moi qui
pouvait lutter contre nos Lj .1-
nais, contre nos Roubaisiens, dans
leur exposition d’étoffes d’ameu-
blement françaises ? La fabrique
de Lyon n’était-elle point triom-
phante ? La galerie immense, orga-
nisée par la Chambre de commerce,
représentant la collectivité des fabri-
cants de soieries, stupéfiait le visi-
teur par l’amoncellement des mer-
veilles d’art. Et combien, en y pénétrant, on se sentait
immédiatement dans une atmosphère d’art français! Tous
ces brocarts, tous ces satins, tous ces damas et tous ces
velours, pétillaient, vibraient, éclataient ! Il y en avait là
de la lumière, de la couleur et du soleil ! Et, cependant,
tout formait une harmonie puissante, qui caressait déli-
cieusement le regard. La fatigue ne venait, ni pour l’esprit,
ni pour l’œil, de la contemplation de ces œuvres trucu-
lentes. C’est qu’elles sont bien de notre terroir et de notre
climat. Tant que, dans notre art industriel, nous resterons
français, nous n’avons rien à craindre de personne.
M a riu s Vachon.
Étoffe d’ameublement.
Soierie de Lyon fabriquée par MM. Chatel et V. Tassinari.
(Exposition Universelle de 1889.)
Le Gérant, E. MÉNARD.