SALON DE 1890.
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quoi. Où sont tes ciseaux, Dalila? — Oserons-nous le dire? Ce tableau nous a fait penser à un
tableau de M. Willette, où l’on voyait une petite femme en peignoir fripé, échevelée, fatiguée,
fumant une cigarette, avec ce titre : Seule, enfin!
L'autre ouvrage de M. Benjamin Constant est un singulier effet de nuit et de lune. Ce
tableau à l'aspect funéraire représente Beethoven au piano, jouant à quelques amis, ensevelis
dans leurs méditations, le premier mouvement de la Sonate en lit diè\e mineur. Nous ne savons
pas trop quelle est la valeur de la tradition qui fait attribuer le nom de la lune ou du clair de
lune à ce morceau; il est si éloquent, si hautement musical, qu’on peut le placer sur une même
ligne avec ces dernières sonates de piano dans lesquelles Berlioz voyait la plus haute expression
du génie de Beethoven. Espérons que cette appellation est mieux justifiée que celle de Jupiter
imposée à la troisième symphonie de Mozart. On pourrait élever de graves objections techniques
contre ce tableau noir, excellent pour les géomètres armés de craie. Et puis que d’emphase,
quel apprêt, quel prétentieux effet de nocturne! Le vrai Beethoven dont les moindres morceaux
Sous LES NOYERS.
Dessin d'Adolphe Guillon, d’après son tableau. — (Salon de 1890.)
sont toujours lumineux, d’une structure ferme et logique, eût mérité, ce me semble, d’être
représenté d’une façon moins pauvrement romanesque. Avec lui, la santé de l’esprit ne perdait
jamais ses droits, comme en pourrait témoigner au besoin ce joli Scherzo, paisible et clair, d'une
gaieté si sereine, qui fait précisément partie de la Sonate en ut diè\e mineur.
Quel singulier effet, pour le dire en passant, cela produit sur nous, de voir le nom de
Benjamin Constant, l'un de nos saints, l’auteur sobre et hautain à'Adolphe, le correspondant
moqueur et un peu cynique de Mme de Charnières, au bas de tels ouvrages qui appartiennent
manifestement au genre noyant, c’est-à-dire à un ordre très subalterne de recherches et de
conceptions !
M. Doucet est l’un des artistes les mieux doués et les plus originaux de ce temps. Nous
aurons à parler plus loin du grand portrait quùl expose et qui est peut-être le meilleur et le
plus complet qu'il y ait au Salon. Avouons-lui sans détour que nous prisons médiocrement sa
figure de femme nue, couchée voluptueusement dans des chiffonnages de blanc et de rose. Le
visage, au coloris animé, n’a pas la fine et rare saveur à laquelle nous avait accoutumés anté-
Tome XVLIII. 35
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quoi. Où sont tes ciseaux, Dalila? — Oserons-nous le dire? Ce tableau nous a fait penser à un
tableau de M. Willette, où l’on voyait une petite femme en peignoir fripé, échevelée, fatiguée,
fumant une cigarette, avec ce titre : Seule, enfin!
L'autre ouvrage de M. Benjamin Constant est un singulier effet de nuit et de lune. Ce
tableau à l'aspect funéraire représente Beethoven au piano, jouant à quelques amis, ensevelis
dans leurs méditations, le premier mouvement de la Sonate en lit diè\e mineur. Nous ne savons
pas trop quelle est la valeur de la tradition qui fait attribuer le nom de la lune ou du clair de
lune à ce morceau; il est si éloquent, si hautement musical, qu’on peut le placer sur une même
ligne avec ces dernières sonates de piano dans lesquelles Berlioz voyait la plus haute expression
du génie de Beethoven. Espérons que cette appellation est mieux justifiée que celle de Jupiter
imposée à la troisième symphonie de Mozart. On pourrait élever de graves objections techniques
contre ce tableau noir, excellent pour les géomètres armés de craie. Et puis que d’emphase,
quel apprêt, quel prétentieux effet de nocturne! Le vrai Beethoven dont les moindres morceaux
Sous LES NOYERS.
Dessin d'Adolphe Guillon, d’après son tableau. — (Salon de 1890.)
sont toujours lumineux, d’une structure ferme et logique, eût mérité, ce me semble, d’être
représenté d’une façon moins pauvrement romanesque. Avec lui, la santé de l’esprit ne perdait
jamais ses droits, comme en pourrait témoigner au besoin ce joli Scherzo, paisible et clair, d'une
gaieté si sereine, qui fait précisément partie de la Sonate en ut diè\e mineur.
Quel singulier effet, pour le dire en passant, cela produit sur nous, de voir le nom de
Benjamin Constant, l'un de nos saints, l’auteur sobre et hautain à'Adolphe, le correspondant
moqueur et un peu cynique de Mme de Charnières, au bas de tels ouvrages qui appartiennent
manifestement au genre noyant, c’est-à-dire à un ordre très subalterne de recherches et de
conceptions !
M. Doucet est l’un des artistes les mieux doués et les plus originaux de ce temps. Nous
aurons à parler plus loin du grand portrait quùl expose et qui est peut-être le meilleur et le
plus complet qu'il y ait au Salon. Avouons-lui sans détour que nous prisons médiocrement sa
figure de femme nue, couchée voluptueusement dans des chiffonnages de blanc et de rose. Le
visage, au coloris animé, n’a pas la fine et rare saveur à laquelle nous avait accoutumés anté-
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