JULES DUPRE.
267
Deux ans plus tard, Dupré intervenait encore en faveur
de Millet. Il écrivait à Sensier.
« Lundi, 14 septembre 185g.
« . Si le tableau de Millet, qui est au Salon, n’est
pas vendu, voulez-vous m’en envoyer le prix. Papeleu et
moi avons à peu près décidé Binder à l’acheter et Papeleu
a promis de son côté d’écrire à Millet à ce sujet. »
VI
DUPRÉ ET THÉOPHILE GAUTIER
Dupré connaissait beaucoup Théophile Gautier. Le
critique venait assez souvent le voir à son atelier.
Voici, d’après les notes de Sensier, le récit que Dupré
lui fit d’une de ses visites :
« Théophile Gautier examinait un jour une peinture
dans mon atelier. Il était littéralement le nez sur la toile
et regardant tantôt d’un œil, tantôt de l’autre, il me faisait
part de sa critique.
« — Il est impossible que
vous me compreniez, lui
dis-je, car notre œil n’est pas
conformé pour voir les choses
dans les mêmes conditions.
Je peins l’ensemble et vous
ne voyez que fragments par
fragments, comme les pierres
d’une mosaïque.
« — Je vous assure que
je vois bien, que j’examine
bien. Notre point visuel n’est
pas semblable ; mais j’ai le
don de réunir toutes ces divi-
sions éparses de ma vue et
d’en faire un tout, comme
vous l’avez composé.
« — Eh bien, je ne croi-
rai jamais à une impression
durable, à une commotion
de ceux qui n’ont pas bonne
vue.
« Gautier me parla en-
suite de Claude Lorrain.
« — C’est un peintre bien
surfait, me dit-il. Je ne vois
dans ses tartines que des de-
vants de cheminées ou des feuilles de paravent. C’est un
immense mystificateur qu’on nous transmet depuis deux
cents ans.
« Je restai abasourdi.
« — Si ce n’est pas une charge que vous me faites, si ce
n’est pas un paradoxe que vous soutenez, lui dis-je, je
vous dirai à un autre moment mon sentiment sur Claude,
que je trouve un des plus grands peintres de tous les
temps.
« Un jour, à la taverne de Katcomb, je rencontrais
Gautier avec Thoré. Je lui dis :
« — Tenez-vous encore pour les devants de cheminées
de Claude?
« — Oui certainement.
« Alors, je lui fis une longue leçon, sur la lumière en
peinture, sur la couleur, sur la valeur des harmonies, sur
les beautés de Claude, si solide par ses plans, sa perspec-
tive si magique, ses demi-teintes, ses ombres, son éclat et
ses modes lumineux. Gautier m’écouta en souriant, ne
paraissant pas convaincu. Quelque temps après, je fus
assez étonné de lire dans un journal un article de Gautier
où les beautés de Claude Lorrain étaient hautement célé-
brées et où tout ce que je lui avais dit était reproduit dans
le style attrayant et original qu’on lui connaît.
« D’où il suit qu’il n’avait ni vision, ni opinion, et
qu’il cherchait toujours un caniche pour le conduire
comme les aveugles. Et il en était un. »
VII
DUPRÉ ET SENSIER
Dupré s’était lié de bonne heure avec Sensier, l’ami de
Rousseau et de Millet. La correspondance qu’ils échan-
gèrent fut assurément assez suivie. Voici les seules lettres
que nous ayons pu réunir :
« L’Isle-Adam, 5 février i85o.
« Mon cher Sensier.
« J’aurais déjà dû vous envoyer le nom et l’adresse de
la pauvre femme dont je vous
ai dit un mot, car elle est aux
prises avec une de ces misères
qui vous serre, pour ainsi
dire, la gorge rien que d’y
penser, et si jamais je me
suis reproché ma paresse à
écrire, c’est à coup sûr à cette
occasion. La malheureuse
dont il s’agit se nomme
Mme Boucher et demeure
place du Musée, 19 ; elle peint
la miniature depuis longues
années et a exposé plusieurs
fois. Ceci est son diplôme
d’artiste. Si donc vous voulez
prier Charles Blanc de votre
part et de la mienne de lui
accorder un secours de 5o fr.
ou de 100 fr., vous ferez,
ainsi que lui, une bonne
œuvre, car jamais peut-être
il n’aura secouru plus grande
misère.
« Maintenant, mon cher
Sensier, dites-moi si vous
avez toujours l’espoir d’être
placé auprès de Charles Blanc,
ce dont je vous féliciterais tous deux. Dites-lui que je le
laisse tranquille en ce moment à cause du mauvais temps,
mais quand la prairie refleurira et que l’hirondelle sera de
retour, j’irai lui rappeler sa promesse de me venir visiter
ici. Dites-lui que l’air est pur et qu’il y recevra bon
accueil.
« . Mille bonnes amitiés à cet excellent Charles
Blanc. Que les réacs nous le conservent !
« J. Dupré. »
« Saint-Pierre (par Pierrefonds), 10 juillet 1856.
« Depuis neuf jours, mon cher Sensier, nous sommes
installés à Saint-Pierre ; c’est donc là qu’à l’avenir il vous
faudra nous venir trouver. Malgré l'attrait de votre cam-
pagne et des amis qui l’entourent, vous aurez, j’espère,
conservé un assez bon souvenir de la forêt de Compiègne
pour désirer la revoir. Je ne vous parle pas du plaisir que
vous nous ferez; vous êtes fixé là-dessus depuis long-
temps ; faites donc pour le mieux en venant le plus tôt
possible. J’ai malheureusement à constater plusieurs
désastres dans nos environs ; la grande plaine de bruyères
Type du Berry (1834). — Dessin de Jules Dupré.
267
Deux ans plus tard, Dupré intervenait encore en faveur
de Millet. Il écrivait à Sensier.
« Lundi, 14 septembre 185g.
« . Si le tableau de Millet, qui est au Salon, n’est
pas vendu, voulez-vous m’en envoyer le prix. Papeleu et
moi avons à peu près décidé Binder à l’acheter et Papeleu
a promis de son côté d’écrire à Millet à ce sujet. »
VI
DUPRÉ ET THÉOPHILE GAUTIER
Dupré connaissait beaucoup Théophile Gautier. Le
critique venait assez souvent le voir à son atelier.
Voici, d’après les notes de Sensier, le récit que Dupré
lui fit d’une de ses visites :
« Théophile Gautier examinait un jour une peinture
dans mon atelier. Il était littéralement le nez sur la toile
et regardant tantôt d’un œil, tantôt de l’autre, il me faisait
part de sa critique.
« — Il est impossible que
vous me compreniez, lui
dis-je, car notre œil n’est pas
conformé pour voir les choses
dans les mêmes conditions.
Je peins l’ensemble et vous
ne voyez que fragments par
fragments, comme les pierres
d’une mosaïque.
« — Je vous assure que
je vois bien, que j’examine
bien. Notre point visuel n’est
pas semblable ; mais j’ai le
don de réunir toutes ces divi-
sions éparses de ma vue et
d’en faire un tout, comme
vous l’avez composé.
« — Eh bien, je ne croi-
rai jamais à une impression
durable, à une commotion
de ceux qui n’ont pas bonne
vue.
« Gautier me parla en-
suite de Claude Lorrain.
« — C’est un peintre bien
surfait, me dit-il. Je ne vois
dans ses tartines que des de-
vants de cheminées ou des feuilles de paravent. C’est un
immense mystificateur qu’on nous transmet depuis deux
cents ans.
« Je restai abasourdi.
« — Si ce n’est pas une charge que vous me faites, si ce
n’est pas un paradoxe que vous soutenez, lui dis-je, je
vous dirai à un autre moment mon sentiment sur Claude,
que je trouve un des plus grands peintres de tous les
temps.
« Un jour, à la taverne de Katcomb, je rencontrais
Gautier avec Thoré. Je lui dis :
« — Tenez-vous encore pour les devants de cheminées
de Claude?
« — Oui certainement.
« Alors, je lui fis une longue leçon, sur la lumière en
peinture, sur la couleur, sur la valeur des harmonies, sur
les beautés de Claude, si solide par ses plans, sa perspec-
tive si magique, ses demi-teintes, ses ombres, son éclat et
ses modes lumineux. Gautier m’écouta en souriant, ne
paraissant pas convaincu. Quelque temps après, je fus
assez étonné de lire dans un journal un article de Gautier
où les beautés de Claude Lorrain étaient hautement célé-
brées et où tout ce que je lui avais dit était reproduit dans
le style attrayant et original qu’on lui connaît.
« D’où il suit qu’il n’avait ni vision, ni opinion, et
qu’il cherchait toujours un caniche pour le conduire
comme les aveugles. Et il en était un. »
VII
DUPRÉ ET SENSIER
Dupré s’était lié de bonne heure avec Sensier, l’ami de
Rousseau et de Millet. La correspondance qu’ils échan-
gèrent fut assurément assez suivie. Voici les seules lettres
que nous ayons pu réunir :
« L’Isle-Adam, 5 février i85o.
« Mon cher Sensier.
« J’aurais déjà dû vous envoyer le nom et l’adresse de
la pauvre femme dont je vous
ai dit un mot, car elle est aux
prises avec une de ces misères
qui vous serre, pour ainsi
dire, la gorge rien que d’y
penser, et si jamais je me
suis reproché ma paresse à
écrire, c’est à coup sûr à cette
occasion. La malheureuse
dont il s’agit se nomme
Mme Boucher et demeure
place du Musée, 19 ; elle peint
la miniature depuis longues
années et a exposé plusieurs
fois. Ceci est son diplôme
d’artiste. Si donc vous voulez
prier Charles Blanc de votre
part et de la mienne de lui
accorder un secours de 5o fr.
ou de 100 fr., vous ferez,
ainsi que lui, une bonne
œuvre, car jamais peut-être
il n’aura secouru plus grande
misère.
« Maintenant, mon cher
Sensier, dites-moi si vous
avez toujours l’espoir d’être
placé auprès de Charles Blanc,
ce dont je vous féliciterais tous deux. Dites-lui que je le
laisse tranquille en ce moment à cause du mauvais temps,
mais quand la prairie refleurira et que l’hirondelle sera de
retour, j’irai lui rappeler sa promesse de me venir visiter
ici. Dites-lui que l’air est pur et qu’il y recevra bon
accueil.
« . Mille bonnes amitiés à cet excellent Charles
Blanc. Que les réacs nous le conservent !
« J. Dupré. »
« Saint-Pierre (par Pierrefonds), 10 juillet 1856.
« Depuis neuf jours, mon cher Sensier, nous sommes
installés à Saint-Pierre ; c’est donc là qu’à l’avenir il vous
faudra nous venir trouver. Malgré l'attrait de votre cam-
pagne et des amis qui l’entourent, vous aurez, j’espère,
conservé un assez bon souvenir de la forêt de Compiègne
pour désirer la revoir. Je ne vous parle pas du plaisir que
vous nous ferez; vous êtes fixé là-dessus depuis long-
temps ; faites donc pour le mieux en venant le plus tôt
possible. J’ai malheureusement à constater plusieurs
désastres dans nos environs ; la grande plaine de bruyères
Type du Berry (1834). — Dessin de Jules Dupré.