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La chronique des arts et de la curiosité — 1898

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Nr. 5 (29 Janvier)
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https://doi.org/10.11588/diglit.19746#0048
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38

LA CHRONIQUE DES ARTS

L'Artiste et le Savant

Du temps où Rude étudiait dans son pays natal
sous la direction du peintre bourguignon De-
vosges, il est probable qu'à l'école de dessin de
Dijon on se chargeait seulement d'indiquer aux
jeunes gens disposés à faire de l'art le résumé
formant le fond d'un enseignement reposant sur
les remarques personnelles du professeur, et pro-
venant des formules de l'ancien canon deVitruve,
reprises par Léonard de Vinci, Albert Durer et
Jean Cousin.

Ces principes rendus populaires furent pendant
longtemps la règle générale et immuable compo-
sant des limites ingénieuses demandant une in-
terprétation ; le goût, le sentiment et l'expérience
des artistes en tirèrent, plus tard, le meilleur
parti en s'aidant, pour les appliquer, de la constante
comparaison des contours de beaux modèles pris
dans la vie réelle de leur époque.

On a toujours respecté et étudié les statues an-
tiques comme d'impeccables indices de formes
savamment idéalisées, parce qu'elles répondaient,
aux yeux du judicieux observateur, à la réelle
harmonie des proportions du type humain,

Cette confiance était acquise au spécimen d'élite,
dit canon ou règle, dont l'emploi se retrouve
dans les sculptures grecques et romaines. Il est
vrai d'ajouter que, chez les anciens, la forme ty-
pique était l'ensemble expressif de sujets choisis
parmi les vainqueurs do la lutte et des exercices
gymnastiques du cirque, justement salués des
éloges de la foule et acclamés dans cet entraînant
milieu.

Notre but n'est pas, dans une courte notice
se rapportant à Rude, d'évoquer Lysippe, Poly-
clète, ni de remonter jusqu'à l'imposante person-
nalité de Phidias qui illustra le siècle de Périelès,
mais seulement de bien faire remarquer que,
pour déterminer les règles de la stature et des
proportions humaines, dites harmonieuses, il faut
passer par l'aridité des formules mathématiques
du compas et du fil à plomb : les meilleurs sculp-
teurs ont dû s'y résoudre, et cela pour faire juste,"
dès la plus haute antiquité. Il n'y a donc rien
d'étonnant qu'on ait pu dire de l'éminent sta-
tuaire dont nous parlons, qu'il se servait d'une
mise au point trigonométrique, appliqnée aux
modèles vivants. Mais, ce qu'on ignore peut-être,
c'est que pour trouver le point de départ de la
conviction du grand artiste, à appliquer une for-
mule chiffrée, individuelle à chaque sujet, il soit
nécessaire de remonter jusqu'à Monge, le savant
inventeur de la géométrie descriptive.

L'anecdote, dont je veux faire profiter le lec-
teur, me fut contée par le peintre Gérôme,
bon sculpteur, lui aussi, et grand partisan de la
reproduction d'une figure artistiquement animée,
reposant sur le canevas exact de la nature, ayant
tous ses points de repère mathématiquement in-
diqués. Comme témoin oculaire, nous pouvons
affirmer que Gérôme, dans son œuvre de sta-
tuaire déjà très importante, n'a jamais procédé
autrement.

Un jour donc, pour en revenir à Rude, Monge
étant venu visiter son compatriote à l'atelier, le
trouva dans un accès de grande tristesse et s'éver-
tua, tout d'abord, par d'affables paroles, à devi-
ner les motifs qui amenaient le découragement

dans l'âme courageuse et bien trempée du jeune
artiste, justement apprécié déjà comme vaillant
et intelligent travailleur; car, l'académicien qui
se souvenait d'avoir été, en 1796, chargé, comme
expert, par le Directoire de désigner, en Italie,
les chefs-d'œuvre que le général Ronaparte en-
voyait en France, affectionna toujours les tra-
vailleurs et s'intéressait particulièrement à ce
jeune Bourguignon.

Le sculpteur, touché de la sollicitude du sa-
vant, lui avoua alors son impuissance à repro-
duire ce qu'il voyait : il se dépitait do la mollesse
de son ébauchoir et de la pauvreté de son inter-
prétation devant un modèle de force et d'élégance
qui, pour l'instant, posait devant lui, et il déses-
pérait de jamais approcher de la finesse des at-
taches et d'un ensemble de formes aussi harmo-
nieusement établies qu'elles étaient musclées et
puissantes.

Monge, peiné de ce moment de faiblesse, se
recueillit un instant, puis avec un visage expri-
mant la plus sincère conviction : — « Eh! bien,
mon jeune ami, lui dit-il, à nous deux, croyez-
moi, il n'y aura rien de plus facile que d'arriver
à la reproduction exacte qui vous tient tant à
cœur; je saurai vous indiquer, mathématique-
ment, la conformation de la maquette de ce mo-
dèle à laquelle votre talent donnera, j'en suis con-
vaincu, l'animation avec la force et la distinction
constituant une statue aussi intelligemment vi-
vante qu'elle sera parfaitement exacte. »

Le savant avait donné un tel accent affirmatif
à ces quelques paroles, qu'on se mit aussitôt au
travail et, le sculpteur aidant, on commença la
manœuvre du compas, qui, sagement réglée, de
main de maître, enfanta un chef-d'œuvre de
science et de vérité artistiques. Il est peut-être le
premier aussi irréprochable de Rude, mais il fut
suivi de beaucoup d'autres, exécutés par le grand
statuaire, qui s'était trop bien trouvé du procédé
et de la savante collaboration de son compatriote
et ami Monge pour jamais l'oublier.

Nous lisons, dans la critique d'un écrivain de
talent, que « Rude n'a pas compris la souveraine
destinée de l'art, qui est de manifester, non des
réalités corporelles quelconques et des idées géné-
rales arbitraires, mais la vie même en ses types
et ses caractères les plus significatifs, directement
saisis; il a dû, comme un ouvrier devant des
apprentis, prôner la parfaite exécution au détri-
ment des facultés créatrices... Ses élèves savent
excellemment construire une figure. »

Nous trouvons l'appréciation précédente trop
sévère: en effet, qui, plus que Rude, a manifesté,
dans l'art, son indépendance par une sculpture
ayant le caractère des entraînements significatifs?
et nous nous demandons en quoi la construction
naturelle, provenant d'une sincère imitation,
peut altérer la vitalité de l'héroïque expression
de patriotisme des figures de haut-relief de l'Arc
de Triomphe ?

Rude était robuste, au physique, et de taille
moyenne ; il avait l'aspect d'un homme rustique
et calme, qu'une barbe longue et très fournie ren-
dait sévère. Ayant toujours eu pour guide la
droiture, c'était un maître très sûr, connaissant
tout ce qui venait de la tradition en fait d'art.
Son instruction laborieusement et assez tardive-
ment acquise, il la tenait d'efforts individuels et
des leçons de l'expérience.
 
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