L E VICOMTE
DE TURENNE
OR s Qu'Homere a voulu faire l'image d'un grand Capitaine, il
l'a dépeint fier, emporté , colere , inexorable , escoutant peu la
justice & se croyant tout permis parle droit des armes. Si l'on veut
se former une juste idée de celui dont je parle , on n'a qu'à lui
donner des qualitez toutes opposées ; ce n'est pas qu'il n'ait fait
les mesmes grandes actions que les plus vehemens de tous les Capitaines , mais
c'est qu'il venoit encore mieux à bout de ce qu'il entreprenoit en se laissant
conduire à la raison , que n'ont fait tous les autres en suivant les mouvemens
impétueux de leurs pallions.
Henry de la Tour d'Auvergne , Vicomte de Turenne , naquit à Sedan l'on-
zième Septembre 1611. & fut baptisé dans le Temple de cette Ville , suivant l'u-
sage du Calvinisme, dont son Pere Henry de la Tour d'Auvergne Duc de Boüil-
lon,Prince Souverain de Sedan & Mareschal de France faisoit profession ; de
mesme que sa Mere Elizabeth de Nassau. Toute sa vie n'a été qu'un tissu d'a¬
ctions nobles , genereuses & magnanimes , qui ont commencé dés les premiè-
res démarches de son enfance. Son Precepteur ayant voulu luy donner le foüet,
il prit une épée & voulut le tuer. Monsieur de Boüillon son pere en étant in-
formé, le fit châtier tres rigoureusement , cependant , ayant trouvé à quelques
jours de là ce mesme Precepteur endormi & prest d'estre piqué par un Serpent ,
il mit l'épée à la main , tua le Serpent , & réveilla le Precepteur qui craignit
d'abord qu'il n'en voulust à sa vie ; mais qui ayant appris sa generosité , ne put
l'admirer assez. ll aimoit à soulager ceux qu'il voyoit dans la misere, & il estoit
ingenieux à en trouver des moyens qui ne leur fissent point de confusion. Il
estoit encore fort jeune , lors qu'ayant vu un Gentilhomme devenu pauvre pour
avoir dépensé tout son bien au service & dans les armées , il s'avisa de troquer
des Chevaux avec luy,& de luy en donner d'excellens pour de tres médiocres,
faisant semblant de ne s'y pas connoître. Il est rare qu'un jeune homme qui
entre dans le monde veuille bien passer pour dupe , dans le seul dessein d'épar-
gner à un homme la honte de recevoir du secours dans son indigence.
Il commença à aller à l'armée en l'année 1617. sous la conduite de ses oncles les
Princes Maurice & Henry de Nassàu. Il passa au service de la France , & fut bien-
tost fait Mareschal de Camp. Il n estoit pas riche, & n'avoit que quarante mille
livres de rente de sa maison pour soustenir toutes les dépenses ausquelles sa qua-
lité & son poste l'obligeoient indispenlablement , cependant quoy que fort à
l'estroit avec si peu de revenu ,il ne voulut jamais accepter des sommes conside-
rables que ses Amis lui offroient, depeur , leur disoit-il, que s'il venoit à estre
tué , ils n'en perdisfent une bonne partie. Il avoit la mesme delicatessfe à l'esgard
des Marchands , dont il ne vouloit rien prendre à crédit par la mesme raison.
Une si grande droiture d'ame, jointe à tant d'autres bonnes qualitez, faisoient
souhaiter son amitié à tout le monde , & le Cardinal de Richelieu qui se con-
noissoit en merite, la luy fit demander par le Mareschal de la Meilleraye , luy
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