Universitätsbibliothek HeidelbergUniversitätsbibliothek Heidelberg
Metadaten

L' art: revue hebdomadaire illustrée — 16.1890 (Teil 1)

DOI article:
Lefranc, F.: Le naturalisme contemporain: d'apres une conférence de M. Brunetière
DOI Page / Citation link: 
https://doi.org/10.11588/diglit.25869#0225

DWork-Logo
Overview
loading ...
Facsimile
0.5
1 cm
facsimile
Scroll
OCR fulltext
204

L’ART.

dont je serre la main et auxquels je dois céder le pas avec
une bienveillante politesse. Les pittoresques lazzaroni ou
les criminels dramatiques neserencontrent pas si fréquem-
ment que notre laboureur ordinaire qui gagne honorable-
ment son pain et le mange prosaïquement avec son couteau
de poche. » Cette sympathie, que George Eliot recom-
mande avec tant de conviction, se retrouve partout dans
ses œuvres et elle en fait l’agrément et la beauté morale et
littéraire. Nos naturalistes la dédaignent et ils n’ont rien
écrit de vraiment humain. Ils ne consolent personne et
l’on ne peut apprendre d’eux qu’à mépriser et à haïr la vie.
Ils ont donc méconnu la loi essentielle d’un art vraiment
populaire, ils n’aiment point ces humbles qu’ils s’appli-
quent à peindre, puisqu'ils ne nous montrent que leurs
vices et leur misère.

« Il faut enfin, ici comme partout, un style qui con-
vienne au sujet; or, si le naturalisme ne recule pas devant
l’expression des choses vulgaires, il ne saurait se passer de
la simplicité ou mieux encore de la sincérité de l’exécu-
tion. La difficulté n’est pas médiocre. Quiconque a tenté
d’écrire sait en effet que la moitié de la pensée échappe en
l’exprimant; le style nous trahit à tout moment; il est
impuissant à traduire toutes les nuances ; il altère la pen-
sée bien plus qu’il ne la rend. A cet égard, le peintre et le
sculpteur ne sont pas plus heureux que l’écrivain et chacun
pourrait dire comme Raphaël: « Je m’élève plus haut par
la pensée. » L’inconvénient, on doit l’avouer, est plus grand
pour les naturalistes que pour les autres, car ils n’ont pas
le droit de déformer ni d’altérer les objets. Il est à propos
qu’ils gardent, de préférence, la première expression, celle
qui se présente à l’esprit sans efforts; car c’est la plus
naturelle. Nos naturalistes malheureusement sont, avant
tout, des virtuoses ; ils se piquent de style, et ils se van-
tent volontiers d’y raffiner. Flaubert, on le sait, s’épuisait
à la recherche de l’harmonie; il rejetait les conjonctions,
il arrondissait ses périodes et il se donnait plus de mal
que Buffon lui-même. Il ne songeait pas qu’il s’éloignait
ainsi de la simplicité du sujet et qu’il manquait à la con-
venance du style. Ses disciples l’imitent et ils se préoccu-
pent de la composition bien plus que ne l’ont jamais fait
les Anglais ou les Russes. Ce souci de la forme les oblige à
prendre parti, à faire des sacrifices, en un mot, à mutiler
la vie, ce qui n’est pas autre chose que de sortir du vrai
naturalisme. L’erreur est visible et il serait facile d’en
multiplier les preuves ; c’est, d’ailleurs, une erreur capitale
et rien n’a plus contribué au mauvais naturalisme, que
l’étrange disproportion et le manque absolu d’harmonie
entre les procédés d’art et les sujets.

« Les naturalistes doivent se rappeler encore que la
nature entière est leur domaine, et non pas une nature de
choix, mais telle quelle. Il importe donc qu’ils se négli-
gent eux-mêmes et qu’ils mettent de côté, tout à la fois,
leur propre personne, leur amour-propre d’artistes et leur
vanité. Les romantiques se chantaient eux-mêmes; Lamar-
tine, Victor Hugoet Alfred de Musset n’ont guère fait autre
chose; il leur était donc facile d’être sincères. Il n’en va pas de
même pour les naturalistes, et c’est à faire tout le contraire
qu’ils doivent s’appliquer. Ils ne sont que des témoins; ils
racontent ce qu’ils ont vu, avec les yeux de tout le monde ;
et c est en quoi consiste leur sincérité. 11 est trop visible
que nos naturalistes s’en soucient peu. Ils sont aussi avides
de se mettre en scène que l’étaient les romantiques eux-
mêmes et ils sont plus préoccupés d’eux que des choses.
Ils interviennent a tout moment dans leurs récits et ils ne
prennent point la peine de dissimuler leur mépris pour
les tristes personnages qu’ils se plaisent à peindre. Il
semble que leur vanité plane sur leur œuvre tout entière
et qu’ils se proposent eux-mêmes à l’admiration de leurs

lecteurs. Rien à la vérité n’est plus manifeste et il n’y a
rien de plus contraire au naturalisme.

« Et maintenant, est-il nécessaire ou même possible de
conclure : Nous sommes, en effet, en présence de deux
conceptions de la vie, et elles tiennent à la différence des
tempéraments. Les naturalistes français Flaubert et M. Zola
sont des artistes, de purs latins et aussi des catholiques.
Ce sont les caractères distinctifs de nos artistes nationaux.
En tout temps, et malgré ses variations, l’art a reconnu,
chez nous, certaines règles et cherché ses effets à l’aide de
procédés qui sont surtout ceux de l’idéalisme. Qualités et
défauts, il doit tout à ses origines, et quand il essaye de
s’affranchir, il n’y réussit jamais qu’à demi. Nos natura-
listes, à leur insu, agissent comme des idéalistes ; ils inter-
prètent le laid comme les autres interprétaient le beau. Les
Anglais et les Hollandais font exactement le contraire ; ils
peignent ce qu’ils voient et le rendent tel qu’il est et ils ne
choisissent pas ; leur esprit est essentiellement anti-latin
et protestant, et ils vont, comme d’eux-mêmes, au natura-
lisme. Les étrangers se soumettront-ils un jour à notre
discipline ? on ne saurait l’affirmer. En tout cas, si les dif-
férences s’effacaient, entre les Européens, il resterait
encore deux grandes familles d’esprits, les idéalistes et les
naturalistes. On ne choisit point entre elles; on est incliné
vers l’une ou vers l’autre par son tempérament et l’on n’y
peut rien. Il est bon d’ailleurs, que cela subsiste, car la
variété est nécessaire. Si cependant la critique consiste à
s’éleverau-dessus de ses préférences personnelles et ensuite,
et surtout, à nous élever en quelque sorte au-dessus de la
nature pour la juger et prendre ainsi notre revanche, il
est permis de faire une remarque qui est aussi une conclu-
sion. Tous les arts ne sont pas des arts d’imitation. La
peinture, le roman et le théâtre représentent la nature,
mais cela n’est pas également vrai de l’architecture et de la
musique. Celle-ci combine des sons et celle-là des lignes
qui ne ressemblent à rien de ce que nous percevons. Les
arts de pure invention, pourtant, éveillent les mêmes sen-
sations et suggèrent les mêmes idées que les arts d’imita-
tion. L’architecture donne comme la poésie l’idée de la
grandeur, et la musique provoque la rêverie comme les
vers et comme eux chatouille les sens et développe la
volupté. On peut donc se proposer quelque chose de
plus que l’imitation de la nature. Lorsqu’on l’a bien étu-
diée, il reste à faire encore ; on a le droit, pour produire
des effets plus considérables, de se servir d’elle pour la
dépasser. On peut donc aimer le naturalisme, se plaire à
la lecture des romans de G. Eliot, par exemple, et pour-
tant reconnaître que l’idéalisme, celui qui prend la nature
pour point d’appui mais qui l’interprète, est la plus élevée
des doctrines artistiques ou littéraires. »

Telle est, du moins dans ses grandes lignes et ses
principaux développements, cette conférence, l’une des
plus remarquables qu’ait faites M. Brunetière ; or, on
sait qu’il est réellement, aujourd’hui, le maître du genre,
et il ne lui manque plus, pour le prouver à tous, qu’une tri-
bune publique. Ce qu’il est impossible de reproduire, c’est
le ton, l’autorité, la verve avec lesquels ce sujet si difficile
a été traité. On se demande ce qu’il convient le plus d’ad-
mirer, ou cette profondeur de raison qui établit si nette-
ment les lois auxquelles l’art naturaliste doit obéir, ou
cette sûreté, cette force et cette élégance de langage dans
une pareille matière. Il est difficile de parler couram-
ment de politique, de morale et d’histoire, mais rien n’est
plus ardu que de discuter les idées générales qui sont
comme le fond de la critique. M. Brunetière s’est si bien
familiarisé avec ces idées, il les possède si bien qu’il en
parle simplement, dans une langue qui ne se distingue de
celle de tout le monde que par plus de correction et plus
 
Annotationen