Overview
Universitätsbibliothek HeidelbergUniversitätsbibliothek Heidelberg
Metadaten

L' art: revue hebdomadaire illustrée — 11.1885 (Teil 2)

DOI article:
Turgenev, Ivan Sergeevič: Assez!, [2]
DOI Page / Citation link:
https://doi.org/10.11588/diglit.19704#0142

DWork-Logo
Overview
Facsimile
0.5
1 cm
facsimile
Scroll
OCR fulltext
122 L'ART.

Ces vers évoquent devant moi les sorcières de Macbeth; je vois ces apparitions, ces fantômes
sinistres.

Hélas ! ce ne sont pas ces fantômes, ces puissances fantasti'ques et souterraines qui sont
terribles ; ce qui est terrible, c'est qu'il n'y a rien de vraiment terrible, c'est que la vie est on
ne peut moins intéressante et souverainement fade.

Quand cette idée a pénétré dans la conscience, il n'y a plus de miel pour celui qui a goûté
cette absinthe, et même le plus grand des bonheurs, le bonheur de l'amour, le besoin d'une
entière fusion, d'un dévouement sans retour, cet amour suprême perd to.ut son charme, toute sa
valeur, s'abîme dans sa propre petitesse, se détruit par sa brièveté même.

Eh ! oui ! l'homme aime, s'enflamme, commence à balbutier le chant du bonheur éternel, des
plaisirs immortels, et voilà : il n'en reste plus rien ; depuis longtemps a disparu le dernier vestige
du ver qui a dévoré le dernier reste de sa langue desséchée.

Ainsi, au printemps, par un jour de gel tardif, lorsque tout est sans vie et muet sous l'herbe
blanchie, sur la lisière d'une forêt dénudée, le soleil n'a qu'à percer un moment les brumes et à
fixer son chaud regard sur la terre engourdie, immédiatement des éphémères montent du sol ;
ils jouent dans le rayon doré, se démènent, s'élèvent dans les airs, redescendent, tournoient en
gais tourbillons... Mais le soleil disparaît, et les éphémères tombent en fine pluie ; c'en est fait
de leur vie d'un jour.

XIV

Mais n'y a-t-il pas de grandes idées, de grands mots consolants : démocratie, justice, liberté,
humanité, art ?

Oui, ces mots existent, et beaucoup d'hommes vivent par eux et pour eux. Mais cependant,
je n'en doute pas, si Shakspeare venait à renaître de nos jours, il ne trouverait pas un trait à
changer à son Hamlet ou à son Roi Lear.

Son regard pénétrant n'aurait rien découvert de nouveau dans la vie humaine ; le même
tableau très peu compliqué se déroulerait devant lui dans sa monotonie troublante : U trouverait
la même crédulité et la même cruauté, la même soif du sang, d'or, de fange, les mêmes plaisirs
vulgaires, les mêmes souffrances insensées, et en quel nom?... Eh bien ! au nom de cette même
bêtise humaine qu'Aristophane avait déjà tournée en ridicule il y a deux mille ans; il trouverait
les mêmes appâts grossiers auxquels se laisse toujours prendre aussi facilement la bête aux cent
têtes : la foule; les mêmes exigences du pouvoir, les mêmes habitudes de servitude du peuple,
le même règne du mensonge; en un mot, toujours les sauts inquiets de l'écureuil qui tourne
sans cesse dans la même roue qui n'est jamais renouvelée.

Shakspeare ferait de nouveau répéter au roi Lear ce mot amer : « Il n'y a pas de
coupables », — ce qui signifie : «. II n'y a pas de justes ». Shakspeare dirait aussi : « Assez! »
et, lui aussi, il se détournerait.

Il n'y aurait qu'une différence : après son tragique et sombre Richard III, le grand poète
voudrait peindre un autre type de tyran plus moderne : le tyran qui a confiance en sa propre
vertu, qui dort du sommeil du juste la nuit, ou se plaint le matin d'avoir trop bien dîné la veille,
tandis qu'au même instant ses victimes à demi écrasées s'efforcent de se consoler en se le repré-
sentant, comme Richard III, dévoré de remords et hanté par les fantômes des hommes qu'il a
fait périr.

Mais à quoi bon ces réflexions? A quoi bon vouloir prouver en prenant la peine de choisir
et de peser ses mots, d'arrondir et de polir ses phrases — à quoi bon prouver aux éphémères
qu'ils sont des éphémères ?

Extrait inédit des Mémoires de Tourgueneff.

(La fin prochainement.)

Traduit par Mikhaïl Achkinasi.
 
Annotationen