i62 L'ART.
cesse, que la mort ait toujours sa proie. C'est pourquoi elle étend la mousse de la pourriture avec
la même impassibilité sur le visage divin du Jupiter de Phidias et sur un simple caillou, elle
livre en pâture aux mites les précieux caractères tracés par Sophocle.
Les hommes, il est vrai, l'aident avec zèle dans son travail de destruction; mais n'est-ce pas
le même élément, la même force de la nature que nous retrouvons dans la massue du barbare
qui cassait, l'insensé ! le front radieux d'Apollon, et dans les hurlements de bêtes fauves avec
lesquels les barbares jetaient au feu les tableaux d'Apelle ?
Comment pourrions-nous, malheureux hommes! malheureux artistes! combattre cette force
sourde-muette et aveugle-née, qui ne s'arrête même pas pour célébrer ses victoires et marche,
marche en avant, engloutissant tout sur son passage ?
Comment pourrions-nous nous tenir debout et résister à ces vagues lourdes, brutales, qui
nous battent sans fin et sans relâche ?
Comment croire à la valeur et à l'utilité de ces images fragiles que nous modelons avec de
la poussière, dans l'obscurité, sur le bord de l'abîme, et pour un instant ?
XVI
ur, c'est vrai, c"est bien vrai..... et pourtant « seul ce qui passe est
beau », a dit Schiller, et la nature elle-même, dans le jeu continuel
de ses forces qui naissent et disparaissent, n'évite pas la beauté.
N'est-ce pas elle qui orne avec soin les plus éphémères de ses
enfants — les pétales des fleurs, les ailes du papillon? N'est-ce pas
elle qui leur donne des contours si suaves, des couleurs si éclatantes?
La beauté n'a pas besoin de durer toujours pour être éternelle
— il lui suffit d'être un instant.
Oui, sans doute, mais là où l'individualité n'existe pas, il n'y a plus
d'homme, plus de liberté !
L'aile fanée d'un papillon renaît dans mille ans, et c'est la même aile
et le même papillon ; ici nous voyons la nécessité accomplir son tour avec
une régularité rigide et impersonnelle..... Mais l'homme ne se répète pas
comme le papillon, et le travail de ses mains, ses œuvres d'art, sa créa-
'j tion libre, une fois détruite, périt pour toujours.
L'homme seul a reçu le pouvoir de « créer », mais il est douloureux
de l'avouer : nous créons des œuvres qui durent une heure, comme ce calife
qui fut élu rien que pour une heure.
Là est notre supériorité et notre malédiction ; chacun de ces infimes
créateurs est lui et pas un autre; son moi est, on dirait, déterminé d'avance,
chacun est plus ou moins pénétré de la valeur de ce moi et sent qu'il est
parent de quelque chose de plus grand, d'éternel, et qu'il vit, qu'il doit vivre
dans l'espace d'un instant et pour un instant.
Reste, chétif, dans la fange et aspire vers le ciel !
Les plus grands d'entre nous sont ceux qui reconnaissent et sentent plus profondément cette
contradiction radicale, alors, on se demande —■ peut-on même employer ces mots : les plus
grands, les grands?
XVII
Et que dirons-nous de ceux que nous ne pouvons appeler « grands », même dans le sens
restreint que donne à ce mot le faible langage de l'homme?
cesse, que la mort ait toujours sa proie. C'est pourquoi elle étend la mousse de la pourriture avec
la même impassibilité sur le visage divin du Jupiter de Phidias et sur un simple caillou, elle
livre en pâture aux mites les précieux caractères tracés par Sophocle.
Les hommes, il est vrai, l'aident avec zèle dans son travail de destruction; mais n'est-ce pas
le même élément, la même force de la nature que nous retrouvons dans la massue du barbare
qui cassait, l'insensé ! le front radieux d'Apollon, et dans les hurlements de bêtes fauves avec
lesquels les barbares jetaient au feu les tableaux d'Apelle ?
Comment pourrions-nous, malheureux hommes! malheureux artistes! combattre cette force
sourde-muette et aveugle-née, qui ne s'arrête même pas pour célébrer ses victoires et marche,
marche en avant, engloutissant tout sur son passage ?
Comment pourrions-nous nous tenir debout et résister à ces vagues lourdes, brutales, qui
nous battent sans fin et sans relâche ?
Comment croire à la valeur et à l'utilité de ces images fragiles que nous modelons avec de
la poussière, dans l'obscurité, sur le bord de l'abîme, et pour un instant ?
XVI
ur, c'est vrai, c"est bien vrai..... et pourtant « seul ce qui passe est
beau », a dit Schiller, et la nature elle-même, dans le jeu continuel
de ses forces qui naissent et disparaissent, n'évite pas la beauté.
N'est-ce pas elle qui orne avec soin les plus éphémères de ses
enfants — les pétales des fleurs, les ailes du papillon? N'est-ce pas
elle qui leur donne des contours si suaves, des couleurs si éclatantes?
La beauté n'a pas besoin de durer toujours pour être éternelle
— il lui suffit d'être un instant.
Oui, sans doute, mais là où l'individualité n'existe pas, il n'y a plus
d'homme, plus de liberté !
L'aile fanée d'un papillon renaît dans mille ans, et c'est la même aile
et le même papillon ; ici nous voyons la nécessité accomplir son tour avec
une régularité rigide et impersonnelle..... Mais l'homme ne se répète pas
comme le papillon, et le travail de ses mains, ses œuvres d'art, sa créa-
'j tion libre, une fois détruite, périt pour toujours.
L'homme seul a reçu le pouvoir de « créer », mais il est douloureux
de l'avouer : nous créons des œuvres qui durent une heure, comme ce calife
qui fut élu rien que pour une heure.
Là est notre supériorité et notre malédiction ; chacun de ces infimes
créateurs est lui et pas un autre; son moi est, on dirait, déterminé d'avance,
chacun est plus ou moins pénétré de la valeur de ce moi et sent qu'il est
parent de quelque chose de plus grand, d'éternel, et qu'il vit, qu'il doit vivre
dans l'espace d'un instant et pour un instant.
Reste, chétif, dans la fange et aspire vers le ciel !
Les plus grands d'entre nous sont ceux qui reconnaissent et sentent plus profondément cette
contradiction radicale, alors, on se demande —■ peut-on même employer ces mots : les plus
grands, les grands?
XVII
Et que dirons-nous de ceux que nous ne pouvons appeler « grands », même dans le sens
restreint que donne à ce mot le faible langage de l'homme?