LE CLAVIER
I
Ainsi, loin de se rétrécir, le clavier s'élargit sans cesse.
Plus la complexité de l'esprit croît, plus les éléments
de ses créations s'accumulent. Pour sa propre sauve-
garde, il ne leur échappera pas. Il ne sera jamais suspendu
dans le vide. Il se nourrit de plein, comme le feu d'huile ou
de bois Et le poète a charge de lui fournir cet aliment.
L'Histoire, la religion, la civilisation, la conquête de l'uni-
vers par l'homme, sa création pathétique de Dieu, tout n'est
que poésie, c'est-à-dire incorporation à l'esprit de la matière
qui le crée et qu'il recrée lui-même et transfigure dans un
échange continu. Rien n'est concevable pour l'homme sans
quelque support matériel. Rien ne l'atteint sans le secours
de la matière. Non pas uniquement, sans doute, la matière
visible, mais la matière sensible, le son, le mot, le symbole
mathématique, l'idée insaisissable et informulable sans eux.
Le verbe juif, le plus haut que je sache, a cru échapper à
la loi, vaincre l'idole matérielle, s'en passer même. Erreur
puérile. Il est idole, par sa sonorité, par les images qu'il
évoque, par sa faculté de suspendre et de lâcher la foudre,
d'ouvrir des sources dans le sable, d'ensevelir des villes
sous les eaux. L'esprit n'est que rapports entre des éléments
solides, organisation de ces éléments solides dans une har-
monie continue dont l'amour est le mobile et l'intelligence
— 173 —
I
Ainsi, loin de se rétrécir, le clavier s'élargit sans cesse.
Plus la complexité de l'esprit croît, plus les éléments
de ses créations s'accumulent. Pour sa propre sauve-
garde, il ne leur échappera pas. Il ne sera jamais suspendu
dans le vide. Il se nourrit de plein, comme le feu d'huile ou
de bois Et le poète a charge de lui fournir cet aliment.
L'Histoire, la religion, la civilisation, la conquête de l'uni-
vers par l'homme, sa création pathétique de Dieu, tout n'est
que poésie, c'est-à-dire incorporation à l'esprit de la matière
qui le crée et qu'il recrée lui-même et transfigure dans un
échange continu. Rien n'est concevable pour l'homme sans
quelque support matériel. Rien ne l'atteint sans le secours
de la matière. Non pas uniquement, sans doute, la matière
visible, mais la matière sensible, le son, le mot, le symbole
mathématique, l'idée insaisissable et informulable sans eux.
Le verbe juif, le plus haut que je sache, a cru échapper à
la loi, vaincre l'idole matérielle, s'en passer même. Erreur
puérile. Il est idole, par sa sonorité, par les images qu'il
évoque, par sa faculté de suspendre et de lâcher la foudre,
d'ouvrir des sources dans le sable, d'ensevelir des villes
sous les eaux. L'esprit n'est que rapports entre des éléments
solides, organisation de ces éléments solides dans une har-
monie continue dont l'amour est le mobile et l'intelligence
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