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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
deux pastels existent encore; ils sont au Louvre; mais les retouches
et les ingrédients destinés à en assurer la conservation les ont mis
dans un tel état qu’il n’est pas possible de les exposer, sans faire tort
à la réputation de l’auteur. Ces explications étaient nécessaires pour
l’intelligence de la lettre suivante.
Lettre de La Tour au comie d’Angiviller.
Monsieur le Comte,
Dès que j’ay appris dans ma première jeunesse qu'en 1704 la destinée m’avoit
fait naître le même jour, un vendredy, cinquième de septembre, et à la même
heure que Louis quatorze, j’ay eu la vanité, toutte chétive qu’étoit notre condition,
de vouloir ressembler à ce prince dont mon père me vantoit souvent le mérite et
la gloire; cette ressemblance n’a été que pour les revers et à peu près dans le
même âge. Ma soumission aux décrets de la Providence m’a interdit toutte espèce
de deffence, les envisageant comme une juste punition de mes fautes; et je ne me
plaindrois pas aujourd’huy du chagrin actuel, s’il ne meltoit obstacle au payement
de ma dette à l’Académie; c’est cette dette du véritable honneur qui m’attache
encor à la vie. Vous me la conserverez pour finir mon ouvrage, Monsieur le Comte,
si vous daignez avoir pitié de mon état, en m’accordant une permission tacite de
profiter du noble et généreux désistement de M. le médecin Trusi du logement de
M. Creuse, qui doit me garantir de tous les vols auxquels mes distractions et mes
négligences m’exposent tous les jours. Quand on est absorbé de la perfection des
sciences et des arts et qu’on a le fanatisme du bien public, il est bien difficile de
s’occuper d’autre chose et même de ses propres affaires. La quantité d’effets qui
concernent le talent, les sciences et mes études peuvent se placer avec ordre dans
les différentes pièces qui composent le logement; au lieu que, resserré dans de
petits espaces, ils sont tous les uns sur les autres en tas; je n’y puis trouver ce
dont j’ay besoin, qu’en y produisant la confusion; le tems se perd, la tête tourne,
on voit en mal son ouvrage, l’humeur se met de la partie, on efface, on
recommence, ce qui n’est plus se représente à l’esprit avoir été mieux que ce
qu’on vient de changer, le livre des regrets s’ouvre, on se désespère d’avoir perdu
l’esprit de la chose que l’on croit y avoir mis, on reculbute tout, et pour éviter
l’ennuy et le dégoût de recommencer ce qu’on avoit déjà fait, on se jette sur une
tourneure neuve au tableau pour reprendre courage. Ce sont de nouvelles études
à faire, ensuite de nouveaux ambaras pour le choix, et rien n’avance à sa fin.
Cependant, comme M. Pierre n’a pas trouvé mal ma dernière disposition que j’ay
rapproché de celle qui est gravé, pour y observer la perspective et pour ne pas
fâcher ceux qui en étoient content, j’espère m’y tenir, et finir, dès que ma pauvre
tête sera remise en meilleur état, et mon logement dégagé d’une multitude de
choses, pourtant nécessaires, qui l’embarrassent furieusement. Vous serez,
Monsieur le Comte, mon sauveur et celuy de mon ouvrage. Si cette folie pommée
d’avoir voulu produire un ouvrage à ma parfailte satisfaction n’eut point étouffé
tout autre sentiment, et que j’eusse employé pour le public le même tems et le
même acharnement, je serois en état de faire et de contribuer à faire des choses
utiles à l’humanité; c’est encore un regret de plus à ajouter à celuy que j’ay
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
deux pastels existent encore; ils sont au Louvre; mais les retouches
et les ingrédients destinés à en assurer la conservation les ont mis
dans un tel état qu’il n’est pas possible de les exposer, sans faire tort
à la réputation de l’auteur. Ces explications étaient nécessaires pour
l’intelligence de la lettre suivante.
Lettre de La Tour au comie d’Angiviller.
Monsieur le Comte,
Dès que j’ay appris dans ma première jeunesse qu'en 1704 la destinée m’avoit
fait naître le même jour, un vendredy, cinquième de septembre, et à la même
heure que Louis quatorze, j’ay eu la vanité, toutte chétive qu’étoit notre condition,
de vouloir ressembler à ce prince dont mon père me vantoit souvent le mérite et
la gloire; cette ressemblance n’a été que pour les revers et à peu près dans le
même âge. Ma soumission aux décrets de la Providence m’a interdit toutte espèce
de deffence, les envisageant comme une juste punition de mes fautes; et je ne me
plaindrois pas aujourd’huy du chagrin actuel, s’il ne meltoit obstacle au payement
de ma dette à l’Académie; c’est cette dette du véritable honneur qui m’attache
encor à la vie. Vous me la conserverez pour finir mon ouvrage, Monsieur le Comte,
si vous daignez avoir pitié de mon état, en m’accordant une permission tacite de
profiter du noble et généreux désistement de M. le médecin Trusi du logement de
M. Creuse, qui doit me garantir de tous les vols auxquels mes distractions et mes
négligences m’exposent tous les jours. Quand on est absorbé de la perfection des
sciences et des arts et qu’on a le fanatisme du bien public, il est bien difficile de
s’occuper d’autre chose et même de ses propres affaires. La quantité d’effets qui
concernent le talent, les sciences et mes études peuvent se placer avec ordre dans
les différentes pièces qui composent le logement; au lieu que, resserré dans de
petits espaces, ils sont tous les uns sur les autres en tas; je n’y puis trouver ce
dont j’ay besoin, qu’en y produisant la confusion; le tems se perd, la tête tourne,
on voit en mal son ouvrage, l’humeur se met de la partie, on efface, on
recommence, ce qui n’est plus se représente à l’esprit avoir été mieux que ce
qu’on vient de changer, le livre des regrets s’ouvre, on se désespère d’avoir perdu
l’esprit de la chose que l’on croit y avoir mis, on reculbute tout, et pour éviter
l’ennuy et le dégoût de recommencer ce qu’on avoit déjà fait, on se jette sur une
tourneure neuve au tableau pour reprendre courage. Ce sont de nouvelles études
à faire, ensuite de nouveaux ambaras pour le choix, et rien n’avance à sa fin.
Cependant, comme M. Pierre n’a pas trouvé mal ma dernière disposition que j’ay
rapproché de celle qui est gravé, pour y observer la perspective et pour ne pas
fâcher ceux qui en étoient content, j’espère m’y tenir, et finir, dès que ma pauvre
tête sera remise en meilleur état, et mon logement dégagé d’une multitude de
choses, pourtant nécessaires, qui l’embarrassent furieusement. Vous serez,
Monsieur le Comte, mon sauveur et celuy de mon ouvrage. Si cette folie pommée
d’avoir voulu produire un ouvrage à ma parfailte satisfaction n’eut point étouffé
tout autre sentiment, et que j’eusse employé pour le public le même tems et le
même acharnement, je serois en état de faire et de contribuer à faire des choses
utiles à l’humanité; c’est encore un regret de plus à ajouter à celuy que j’ay