LE SALON DE 1885.
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Nous prenons, à dessein, nos exemples à l’extrême gauche pour
bien montrer, comme dans un grossissement d’expérience ou de
projection, le caractère et la portée du mouvement que nous défi-
nissons. Tel artiste consacrera le meilleur de son talent à l’étude de
quelques déformations ou tares particulières, imprimées par le métier
à certaines parties du corps humain, par exemple des chevilles et des
jambes de danseuses. Tel autre se vouera à la peinture « documentaire »
de quelque lieu mal famé et nous montrera au naturel, pour le plus
grand ébaudissement de ses admirateurs, « la fille, le visage crépi, l’œil
fascinant dans son réseau de poudre bleue étendue par l’estompe 1 ».
Ne lui dites pas que l’art a mieux à faire ; il vous répondrait qu’on
peint ce qu’on voit et que nous avons à montrer aujourd’hui, dans
« une femme déshabillée, la nationalité et l’époque auxquelles elle
appartient, la condition qu’elle occupe, l’àge, l’état intact ou défloré
de son corps 2 ». On vous laisse assurément le droit •—■ et, pour
ma part, je confesse que j’en use — de préférer YAntiope du Corrège.
M ais qu’y faire ? Les Dieux sont morts. « Montrez-moi z’en des deïesses,
et je vous en ferai des deïesses », disait Courbet avec son gras accent
bourguignon. Nous n'en avons pas sons la main, il faut en convenir,
et voici toute une avant-garde intransigeante, où le talent certes ne
manque pas, qui a résolu de peindre « la vraie chair, poudrée de
veloutine, la chair maquillée de théâtre et d’alcôve, telle qu’elle est,
avec son grenu éraillé vu de près et son maladif éclat vu de loin 3 ».
Qu’il entre un peu de gageure dans ces exagérations et cette
prédilection, en somme très arbitraire, professée pour certains sujets,
il est permis de le penser. Cet amour de la réalité, manifesté par je
ne sais quel acharnement à mettre en relief ses plus tristes, ses plus
écœurants côtés, n’est sans doute pas général, surtout sous cette
forme ; mais il est intéressant à noter comme une forme exaspérée de
ce pessimisme qui est bien une mode, mais qui est aussi une profonde
maladie de notre temps. On voit quelle esthétique est en train d’en
sortir. Pour les théoriciens et les artistes auxquels nous faisons
allusion, on triche avec la réalité, on entre dans le convenu et le
poncif, dès qu’on prend intérêt à des modèles bien portants. Bastien-
Lepage, d’après eux, n’a fait que « des soubrettes » ; c’est « du métis,
du faux réalisme ». Les vêtements de ses paysannes « ne sont pas des
1. Huysmaus, Y Art moderne, p. 246.
2. Ibid., p. 239.
3. Ibid.
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Nous prenons, à dessein, nos exemples à l’extrême gauche pour
bien montrer, comme dans un grossissement d’expérience ou de
projection, le caractère et la portée du mouvement que nous défi-
nissons. Tel artiste consacrera le meilleur de son talent à l’étude de
quelques déformations ou tares particulières, imprimées par le métier
à certaines parties du corps humain, par exemple des chevilles et des
jambes de danseuses. Tel autre se vouera à la peinture « documentaire »
de quelque lieu mal famé et nous montrera au naturel, pour le plus
grand ébaudissement de ses admirateurs, « la fille, le visage crépi, l’œil
fascinant dans son réseau de poudre bleue étendue par l’estompe 1 ».
Ne lui dites pas que l’art a mieux à faire ; il vous répondrait qu’on
peint ce qu’on voit et que nous avons à montrer aujourd’hui, dans
« une femme déshabillée, la nationalité et l’époque auxquelles elle
appartient, la condition qu’elle occupe, l’àge, l’état intact ou défloré
de son corps 2 ». On vous laisse assurément le droit •—■ et, pour
ma part, je confesse que j’en use — de préférer YAntiope du Corrège.
M ais qu’y faire ? Les Dieux sont morts. « Montrez-moi z’en des deïesses,
et je vous en ferai des deïesses », disait Courbet avec son gras accent
bourguignon. Nous n'en avons pas sons la main, il faut en convenir,
et voici toute une avant-garde intransigeante, où le talent certes ne
manque pas, qui a résolu de peindre « la vraie chair, poudrée de
veloutine, la chair maquillée de théâtre et d’alcôve, telle qu’elle est,
avec son grenu éraillé vu de près et son maladif éclat vu de loin 3 ».
Qu’il entre un peu de gageure dans ces exagérations et cette
prédilection, en somme très arbitraire, professée pour certains sujets,
il est permis de le penser. Cet amour de la réalité, manifesté par je
ne sais quel acharnement à mettre en relief ses plus tristes, ses plus
écœurants côtés, n’est sans doute pas général, surtout sous cette
forme ; mais il est intéressant à noter comme une forme exaspérée de
ce pessimisme qui est bien une mode, mais qui est aussi une profonde
maladie de notre temps. On voit quelle esthétique est en train d’en
sortir. Pour les théoriciens et les artistes auxquels nous faisons
allusion, on triche avec la réalité, on entre dans le convenu et le
poncif, dès qu’on prend intérêt à des modèles bien portants. Bastien-
Lepage, d’après eux, n’a fait que « des soubrettes » ; c’est « du métis,
du faux réalisme ». Les vêtements de ses paysannes « ne sont pas des
1. Huysmaus, Y Art moderne, p. 246.
2. Ibid., p. 239.
3. Ibid.