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JOSEPH JUSTE SCALIGER.
^^1^6^^^^ N ne croyoit pas qu'un homme pût s'acquérir une plus grande
réputation dans la connoissance des Lettres humaines que Jules
Scaliger , pere de celuy dont j'entreprens l'éloge. Il estpourtant
vray que Joseph son fils l'a surpassé en ce point, & que la célé-
brité de son nom a été encore plus grande. Ils pretendoient l'un
&l'autre estre descendus des Princes de Verone, mais ils trouvèrent bien des
contradicteurs sur cet article. Supposé que cette genealogie soit une pure fa-
ble , comme on rien doute presque point , quand on a lû ce que Scioppius
en a écrit , Joseph est en quelque sorte excusable de l'avoir soûtenuë ,
son pere l'ayant publiée comme véritable , puis qu'il ne pouvoit s'en em-
pêcher sans avoüer que son pere étoit un imposteur , ce qui auroit eu de
tres mauvaises suites. Quoy qu'il en soit , ils se sont acquis , & particuliè-
rement celuy dont je parle , une principauté parmi les hommes , qui ne
vaut gueres moins que celle que l'on leur a contestée. Ils ont été reconnus
les Princes & les premiers de tous les Sçavans de leur siecle, & il s'est trouvé
peu de personnes qui leur ayent disputé cette glorieuse preséance.Il est vray que
> Montagne luy a preferé Juste Lipse , & que Saumaise mettoit Casaubon au
dessus de luy , mais ce n'a pas été le sentiment public des sçavans hommes
de ce temps-là.
Joseph Scaliger fut le dixiéme enfant de Jules, & naquit à Agen le 4. Aoust 1540.
A l'âge de onze ans , son pere l'envoya avec deux de ses freres étudier à Bordeaux,
d'où la peste qui fut tres grande en ce païs-là, l'obligea de sortir , après y avoir
demeuré trois ans. Il retourna chez son pere , qui prit luy-même le soin de ses e'tu-
des. Il l'obligeoit à luy faire tous les jours une déclamation sur tel sujet qu'il vouloir
choisir , & c'étoit ordinairement sur un point d'histoire que luy fournissoit l'étude
qu'il faisoit alors.Cet exercice continuel luy acquit une facilité incroyable de s'ex-
primer , & particulièrement en Latin, sur toutes sortes de sujets. Les vers que son
pere composoit, quoique peu élegans , luy donnèrent du goût pour la Poësie , &
l'exciterent à se donner à cette occupation. Son pere étoit si étonné de la beauté
des vers de son fils , qu'il ne pouvoit s'empêcher de luy demander , où il prenoit
les choses qu'il mettoit en oeuvre, & la maniere de les dire. Il composa à dix-
sept ans une Tragedie d'Oedipe , ou tous les ornemens & toutes les grâces de
la Poësie etoient li heureuiement employees , que dans le jugement qu il en
porte luy-même , il dit qu'il n'auroit pas à se repentir de l'avoir faite dans
le plus bel âge de sa vie. Son pere estant mort, il vint à Paris étudier le Grec
sous Adrien Turnebe. Après l'avoir écouté deux mois entiers , il se fit luy-même
une Grammaire, n'en trouvant point qui le satisfist, & avec ce secours il parvint
en vingt un jours, non seulement à entendre , mais à posseder tout Homere , &
tous les autres Poëtes Grecs en l'espace de quatre mois. Cela est très-difficile à
croire , quoyqu'il s'en soit vanté luy-même. Ensuite il se mit à l'Hebreu & aux au-
tres Langues Orientales qu'il apprit luy seul , & par la seule force de son appli-
cation. Cette application alla à tel point , qu'il n'eut aucune connoissance du
desordre & du bruit effroyable que fit dans Paris la funeste journée de la saine
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JOSEPH JUSTE SCALIGER.
^^1^6^^^^ N ne croyoit pas qu'un homme pût s'acquérir une plus grande
réputation dans la connoissance des Lettres humaines que Jules
Scaliger , pere de celuy dont j'entreprens l'éloge. Il estpourtant
vray que Joseph son fils l'a surpassé en ce point, & que la célé-
brité de son nom a été encore plus grande. Ils pretendoient l'un
&l'autre estre descendus des Princes de Verone, mais ils trouvèrent bien des
contradicteurs sur cet article. Supposé que cette genealogie soit une pure fa-
ble , comme on rien doute presque point , quand on a lû ce que Scioppius
en a écrit , Joseph est en quelque sorte excusable de l'avoir soûtenuë ,
son pere l'ayant publiée comme véritable , puis qu'il ne pouvoit s'en em-
pêcher sans avoüer que son pere étoit un imposteur , ce qui auroit eu de
tres mauvaises suites. Quoy qu'il en soit , ils se sont acquis , & particuliè-
rement celuy dont je parle , une principauté parmi les hommes , qui ne
vaut gueres moins que celle que l'on leur a contestée. Ils ont été reconnus
les Princes & les premiers de tous les Sçavans de leur siecle, & il s'est trouvé
peu de personnes qui leur ayent disputé cette glorieuse preséance.Il est vray que
> Montagne luy a preferé Juste Lipse , & que Saumaise mettoit Casaubon au
dessus de luy , mais ce n'a pas été le sentiment public des sçavans hommes
de ce temps-là.
Joseph Scaliger fut le dixiéme enfant de Jules, & naquit à Agen le 4. Aoust 1540.
A l'âge de onze ans , son pere l'envoya avec deux de ses freres étudier à Bordeaux,
d'où la peste qui fut tres grande en ce païs-là, l'obligea de sortir , après y avoir
demeuré trois ans. Il retourna chez son pere , qui prit luy-même le soin de ses e'tu-
des. Il l'obligeoit à luy faire tous les jours une déclamation sur tel sujet qu'il vouloir
choisir , & c'étoit ordinairement sur un point d'histoire que luy fournissoit l'étude
qu'il faisoit alors.Cet exercice continuel luy acquit une facilité incroyable de s'ex-
primer , & particulièrement en Latin, sur toutes sortes de sujets. Les vers que son
pere composoit, quoique peu élegans , luy donnèrent du goût pour la Poësie , &
l'exciterent à se donner à cette occupation. Son pere étoit si étonné de la beauté
des vers de son fils , qu'il ne pouvoit s'empêcher de luy demander , où il prenoit
les choses qu'il mettoit en oeuvre, & la maniere de les dire. Il composa à dix-
sept ans une Tragedie d'Oedipe , ou tous les ornemens & toutes les grâces de
la Poësie etoient li heureuiement employees , que dans le jugement qu il en
porte luy-même , il dit qu'il n'auroit pas à se repentir de l'avoir faite dans
le plus bel âge de sa vie. Son pere estant mort, il vint à Paris étudier le Grec
sous Adrien Turnebe. Après l'avoir écouté deux mois entiers , il se fit luy-même
une Grammaire, n'en trouvant point qui le satisfist, & avec ce secours il parvint
en vingt un jours, non seulement à entendre , mais à posseder tout Homere , &
tous les autres Poëtes Grecs en l'espace de quatre mois. Cela est très-difficile à
croire , quoyqu'il s'en soit vanté luy-même. Ensuite il se mit à l'Hebreu & aux au-
tres Langues Orientales qu'il apprit luy seul , & par la seule force de son appli-
cation. Cette application alla à tel point , qu'il n'eut aucune connoissance du
desordre & du bruit effroyable que fit dans Paris la funeste journée de la saine