RUBENS AU MUSÉE DE MUNICH. 91
secrétaire et dans les lettres à son protecteur, le cardinal Borromée, qui nous ont été conservées
de ce peintre, il arrive un moment où à ses fautes d'orthographe et à son style incorrect on
voit succéder un langage plus choisi, parfois même émaillé de citations latines : c'est alors
Rubens qui tient la plume1. Mais là ne se bornent pas les services qu'il rend à son ami. On
peut rencontrer en mainte galerie2 des tableaux où, au milieu de guirlandes de mignonnes
fleurettes ou de paysages peuplés d'animaux peints par Breughel, Rubens, de son pinceau le plus
finj — comme à Munich même dans une Diane et ses Nymphes (n° 28g) et dans la Vierge avec
l'Enfant Jésus (n° 266), — s'est appliqué à donner aux corps nus des déesses ou au gracieux
visage de la Madone ses touches les plus moelleuses et les plus délicates. C'est pour lui un
délassement aux grandes toiles qu'il vient de couvrir, telles que le Saint Ildefonse (1610),
aujourd'hui au musée de Vienne, et l'Érection de la croix qui, après avoir orné l'église Sainte-
Walburge, pour laquelle elle avait été peinte en 1610, est allée rejoindre à la cathédrale
d'Anvers la célèbre Descente de croix qui ne lui est que de peu de temps postérieure (1611).
Le grand artiste accepte d'ailleurs toutes les tâches, passant de l'une à l'autre, avec une
souplesse et un entrain qui faisaient déjà l'émerveillement de de Piles et que celui-ci caractérise
avec autant d'à-propos que de justesse quand, à la suite de cette remarque « qu'après avoir fait
un tableau dans un goût, il semble qu'il ait changé de génie et pris un autre esprit pour en
faire un autre dans un autre goût », l'auteur de VAbrégé de la Vie de Rubens ajoute que,
« comme il entrait tout entier dans les sujets qu'il avait à traiter, il se transformait en autant
de caractères et se faisait à un nouveau sujet un nouvel homme3 ». Mais s'il se met ainsi
« tout entier » aux œuvres que seul il exécute, on découvre déjà dans quelques-unes de celles
qui sortent de son atelier, et l'on y découvrira de plus en plus à l'avenir, la part qu'il y a faite
à ses nombreux collaborateurs. Rubens a besoin de battre monnaie : peu de temps après son
mariage, le 4 janvier 1611, il s'est rendu acquéreur, au centre de la ville, d'un emplacement
sur lequel il va se construire une demeure somptueuse. Les lecteurs de l'Art en connaissent les
dispositions et les splendeurs4. C'est là que le peintre s'installe avec les siens et qu'il prend
plaisir à arranger dans une rotonde, bâtie pour les recevoir, les marbres, les tableaux, les
médailles et tous les objets précieux qu'il a rapportés d'Italie. La dépense a dû être lourde et
ce n'est qu'en 1616 que les derniers paiements ont été soldés; ce qui n'empêchera pas Rubens
d'acheter deux ans après (mai 1618) la collection d'antiquités du chargé d'affaires anglais à La
Haye, Sir Dudley Carleton, au prix de 2,000 gulden et de neuf tableaux de sa main.
Mais, malgré ses goûts magnifiques, Rubens n'est pas un prodigue. Il sait compter et l'on
n'a pas à craindre que, comme Rembrandt, il se laisse jamais entraîner au delà de ce qu'il peut.
C'est au contraire un homme rangé, plein d'ordre et de prévoyance, laborieux et régulier dans
ses habitudes. Toute la conduite de sa vie est subordonnée à son travail. Levé dès cinq heures
du matin, après avoir entendu la messe, il est aussitôt à l'ouvrage et — à part un léger repas
dans lequel, « de peur que la vapeur des viandes ne l'empesdie de s'appliquer5 », il se montre
d'une sobriété extrême, — il reste assidu à sa tâche jusqu'à cinq heures du soir. Très net dans
ses conceptions, très méthodique dans sa pratique, il abat force besogne. 11 s'entend, de plus,
admirablement à défendre ses intérêts non seulement quand il s'agit de tirer parti de son talent,
mais dans toutes les transactions où il intervient. Jamais il ne se refusera à conclure une bonne
affaire et ces collections qu'il a eu tant de plaisir à réunir, il n'y est pas tellement attaché
qu'il renonce à en faire plus tard l'objet d'un marché avantageux. Au cours des négociations
entamées pour leur cession, il étonnera Michel Le Blond, le mandataire du duc de Buckingham,
par son habileté à débattre pied à pied les clauses de ce marché. Aussi, lorsqu'un Anglais
nommé Brendel, qui se dit en voie de découvrir la pierre philosophale, vient un jour lui offrir
1. Voir à ce sujet le volume Giovanni Breughel, par G. Crivelli. Milano, 1868.
2. Notamment au Louvre la Vierge (n° 429), VAdani et Ève du musée de La Haye (n° 216) et au Prado les tableaux catalogues sous
les numéros 1245, 1232 et 1254.
3. Conversations sur la connaissance de la peinture, par R. de Piles. 1 volume in-12. Langlois, 1677.
4. Voir Rubens architecte et décorateur, par A. Schoy, professeur à l'école des Beaux-Arts dAnvers. [L'Art, 1881, tome 1e'', page 153.)
5. De Piles, page 214.
secrétaire et dans les lettres à son protecteur, le cardinal Borromée, qui nous ont été conservées
de ce peintre, il arrive un moment où à ses fautes d'orthographe et à son style incorrect on
voit succéder un langage plus choisi, parfois même émaillé de citations latines : c'est alors
Rubens qui tient la plume1. Mais là ne se bornent pas les services qu'il rend à son ami. On
peut rencontrer en mainte galerie2 des tableaux où, au milieu de guirlandes de mignonnes
fleurettes ou de paysages peuplés d'animaux peints par Breughel, Rubens, de son pinceau le plus
finj — comme à Munich même dans une Diane et ses Nymphes (n° 28g) et dans la Vierge avec
l'Enfant Jésus (n° 266), — s'est appliqué à donner aux corps nus des déesses ou au gracieux
visage de la Madone ses touches les plus moelleuses et les plus délicates. C'est pour lui un
délassement aux grandes toiles qu'il vient de couvrir, telles que le Saint Ildefonse (1610),
aujourd'hui au musée de Vienne, et l'Érection de la croix qui, après avoir orné l'église Sainte-
Walburge, pour laquelle elle avait été peinte en 1610, est allée rejoindre à la cathédrale
d'Anvers la célèbre Descente de croix qui ne lui est que de peu de temps postérieure (1611).
Le grand artiste accepte d'ailleurs toutes les tâches, passant de l'une à l'autre, avec une
souplesse et un entrain qui faisaient déjà l'émerveillement de de Piles et que celui-ci caractérise
avec autant d'à-propos que de justesse quand, à la suite de cette remarque « qu'après avoir fait
un tableau dans un goût, il semble qu'il ait changé de génie et pris un autre esprit pour en
faire un autre dans un autre goût », l'auteur de VAbrégé de la Vie de Rubens ajoute que,
« comme il entrait tout entier dans les sujets qu'il avait à traiter, il se transformait en autant
de caractères et se faisait à un nouveau sujet un nouvel homme3 ». Mais s'il se met ainsi
« tout entier » aux œuvres que seul il exécute, on découvre déjà dans quelques-unes de celles
qui sortent de son atelier, et l'on y découvrira de plus en plus à l'avenir, la part qu'il y a faite
à ses nombreux collaborateurs. Rubens a besoin de battre monnaie : peu de temps après son
mariage, le 4 janvier 1611, il s'est rendu acquéreur, au centre de la ville, d'un emplacement
sur lequel il va se construire une demeure somptueuse. Les lecteurs de l'Art en connaissent les
dispositions et les splendeurs4. C'est là que le peintre s'installe avec les siens et qu'il prend
plaisir à arranger dans une rotonde, bâtie pour les recevoir, les marbres, les tableaux, les
médailles et tous les objets précieux qu'il a rapportés d'Italie. La dépense a dû être lourde et
ce n'est qu'en 1616 que les derniers paiements ont été soldés; ce qui n'empêchera pas Rubens
d'acheter deux ans après (mai 1618) la collection d'antiquités du chargé d'affaires anglais à La
Haye, Sir Dudley Carleton, au prix de 2,000 gulden et de neuf tableaux de sa main.
Mais, malgré ses goûts magnifiques, Rubens n'est pas un prodigue. Il sait compter et l'on
n'a pas à craindre que, comme Rembrandt, il se laisse jamais entraîner au delà de ce qu'il peut.
C'est au contraire un homme rangé, plein d'ordre et de prévoyance, laborieux et régulier dans
ses habitudes. Toute la conduite de sa vie est subordonnée à son travail. Levé dès cinq heures
du matin, après avoir entendu la messe, il est aussitôt à l'ouvrage et — à part un léger repas
dans lequel, « de peur que la vapeur des viandes ne l'empesdie de s'appliquer5 », il se montre
d'une sobriété extrême, — il reste assidu à sa tâche jusqu'à cinq heures du soir. Très net dans
ses conceptions, très méthodique dans sa pratique, il abat force besogne. 11 s'entend, de plus,
admirablement à défendre ses intérêts non seulement quand il s'agit de tirer parti de son talent,
mais dans toutes les transactions où il intervient. Jamais il ne se refusera à conclure une bonne
affaire et ces collections qu'il a eu tant de plaisir à réunir, il n'y est pas tellement attaché
qu'il renonce à en faire plus tard l'objet d'un marché avantageux. Au cours des négociations
entamées pour leur cession, il étonnera Michel Le Blond, le mandataire du duc de Buckingham,
par son habileté à débattre pied à pied les clauses de ce marché. Aussi, lorsqu'un Anglais
nommé Brendel, qui se dit en voie de découvrir la pierre philosophale, vient un jour lui offrir
1. Voir à ce sujet le volume Giovanni Breughel, par G. Crivelli. Milano, 1868.
2. Notamment au Louvre la Vierge (n° 429), VAdani et Ève du musée de La Haye (n° 216) et au Prado les tableaux catalogues sous
les numéros 1245, 1232 et 1254.
3. Conversations sur la connaissance de la peinture, par R. de Piles. 1 volume in-12. Langlois, 1677.
4. Voir Rubens architecte et décorateur, par A. Schoy, professeur à l'école des Beaux-Arts dAnvers. [L'Art, 1881, tome 1e'', page 153.)
5. De Piles, page 214.