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L'ART.
devaient être à plus forte raison le partage des dieux dans
leurs simulacres. »
Rien de plus juste en effet; mais cet idéal n'est-il pas
justement l'opposé de l'idéal moderne? Je sais bien que notre
éducation, tout imprégnée de conceptions et de préjugés
antiques, nous rend indulgents pour cette morale immobile,
qui place la perfection dans le minéral; c'est elle qui nous fait
si grand peur de la vie, du mouvement, de la pensée, du pro-
grès, que nous nous scandalisons à ses moindres manifes-
tations. Mais malgré nous, nous sommes emportés par le cou-
rant intellectuel, nous ne pouvons plus nous satisfaire de cette
morne immobilité; et si nous en trouvons dans les statues
antiques des marques trop évidentes pour que nous puissions
la méconnaître complètement, nous nous plaisons à y ajouter
je ne sais quelle vie intérieure et secrète, dont nous tenons à
retrouver le rayonnement dans cette sérénité trop parfaite.
Cette addition du reste est facile, grâce à la perfection
même de la représentation physique dans la statuaire ancienne.
Pour animer tout cet organisme il ne manque qu'une étincelle;
mais elle manque, et en l'y ajoutant, c'est-à-dire en prêtant à
ces statues muettes et immobiles le principe du mouvement et
de la vie morale, c'est-à-dire la passion et la pensée, nous
leur enlevons par là même ce qui probablement, aux yeux de
leur auteur, constituait leur principale perfection.
Cette recherche de la gravité solennelle et immobile est le
caractère même des civilisations primitives. C'est elle qui
constitue la bienséance chez tous les Orientaux, chez les
Hindous, chez les Perses, chez les Sémites; on la retrouve
également chez les Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord.
C'est en somme une pose et une preuve d'infériorité morale et
intellectuelle. Je ne puis admettre que cela devienne une
supériorité dans l'art, à moins qu'on ne veuille faire de l'art
quelque chose de factice et de conventionnel.
Voilà le point capital sur lequel il m'est impossible de me
mettre d'accord avec M. Vosmaer. Mais il en reste bien
d'autres où l'accord est facile, et où l'on trouve la pénétration
et la délicatesse du critique d'art affiné par un long commerce
avec les chefs-d'œuvre; par exemple la définition magistrale
de l'architecture, aux pages 18 et 19, l'appréciation de l'art de
Pompei et d'Herculanum (page 53), la discussion sur l'art
décoratif chez les anciens (pages 58 et 59), et même l'éloge de
l'art japonais (page 60), — bien que cet art en somme soit
assez monotone et borné, — l'explication du véritable rôle de
l'archéologie (page 169) à qui il ne faut jamais permettre
d'empiéter sur le domaine de l'art; le développement sur l'im-
portance du dessin (page 272) et sur l'indifférence du sujet en
peinture (page 275).
Je suis heureux également de trouver dans le livre de
M. Vosmaer l'affirmation de ce principe essentiel en esthétique
et fécond en conséquences de toutes sortes, que la peinture
est un mode tout particulier d'expression : «Si nous peignons,
dit Aisma, c'est parce que ce que nous avons à dire ne peut
s'exprimer par la parole. Un peintre, Ruge, disait un jour à
quelqu'un qui lui demandait une explication : 0 Si j'avais pu
a employer des mots pour le dire, je n'aurais pas eu besoin
« de le peindre. » Et c'est là en effet le caractère propre de
l'art, de ne pas démêler le sentiment de la pensée, et par
conséquent de ne pouvoir pas s'exprimer par les mots du
langage ordinaire. »
Ce livre est tellement plein d'idées que cet examen pour-
rait se prolonger à l'infini. Il faut cependant s'arrêter. Je le
regrette, rien n'étant plus agréable que les longs voyages en
pareille compagnie.
Eugène Véron.
NOS GRAVURES
L'excellente étude que M. Henri Hymans, Conservateur du Cabinet des Estampes à la Bibliothèque royale de Bruxelles, a
consacrée aux Pourbus 1 est accompagnée d'une eau-forte d'après un Portrait de Marie de Médicis, par François Pourbus. Cette
toile remarquable fait partie de la précieuse collection de M. Gustave Rothan, riche entre toutes en œuvres des Pourbus. Nous
publions aujourd'hui une fort belle planche de M. Louis Lucas, d'après un autre François Pourbus, le Portrait d'Anne d'Autriche,
appartenant également à M. G. Rothan.
La Place publique, que Francesco Guardi a croquée de sa plume la plus spirituelle en rehaussant ensuite son dessin de
quelques larges touches de sépia, a fait partie de la collection Paravey d'où elle est passée dans la collection de M. Bottollier-
Lasquin.
1. Voir VArt, 90 année, tome III, page loi.
Le Directeur-Gérant : EUGÈNE VÉRON.
CUL-DE-LAMPE
composé et dessiné pour l'Art par J. Habert-Dys.
L'ART.
devaient être à plus forte raison le partage des dieux dans
leurs simulacres. »
Rien de plus juste en effet; mais cet idéal n'est-il pas
justement l'opposé de l'idéal moderne? Je sais bien que notre
éducation, tout imprégnée de conceptions et de préjugés
antiques, nous rend indulgents pour cette morale immobile,
qui place la perfection dans le minéral; c'est elle qui nous fait
si grand peur de la vie, du mouvement, de la pensée, du pro-
grès, que nous nous scandalisons à ses moindres manifes-
tations. Mais malgré nous, nous sommes emportés par le cou-
rant intellectuel, nous ne pouvons plus nous satisfaire de cette
morne immobilité; et si nous en trouvons dans les statues
antiques des marques trop évidentes pour que nous puissions
la méconnaître complètement, nous nous plaisons à y ajouter
je ne sais quelle vie intérieure et secrète, dont nous tenons à
retrouver le rayonnement dans cette sérénité trop parfaite.
Cette addition du reste est facile, grâce à la perfection
même de la représentation physique dans la statuaire ancienne.
Pour animer tout cet organisme il ne manque qu'une étincelle;
mais elle manque, et en l'y ajoutant, c'est-à-dire en prêtant à
ces statues muettes et immobiles le principe du mouvement et
de la vie morale, c'est-à-dire la passion et la pensée, nous
leur enlevons par là même ce qui probablement, aux yeux de
leur auteur, constituait leur principale perfection.
Cette recherche de la gravité solennelle et immobile est le
caractère même des civilisations primitives. C'est elle qui
constitue la bienséance chez tous les Orientaux, chez les
Hindous, chez les Perses, chez les Sémites; on la retrouve
également chez les Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord.
C'est en somme une pose et une preuve d'infériorité morale et
intellectuelle. Je ne puis admettre que cela devienne une
supériorité dans l'art, à moins qu'on ne veuille faire de l'art
quelque chose de factice et de conventionnel.
Voilà le point capital sur lequel il m'est impossible de me
mettre d'accord avec M. Vosmaer. Mais il en reste bien
d'autres où l'accord est facile, et où l'on trouve la pénétration
et la délicatesse du critique d'art affiné par un long commerce
avec les chefs-d'œuvre; par exemple la définition magistrale
de l'architecture, aux pages 18 et 19, l'appréciation de l'art de
Pompei et d'Herculanum (page 53), la discussion sur l'art
décoratif chez les anciens (pages 58 et 59), et même l'éloge de
l'art japonais (page 60), — bien que cet art en somme soit
assez monotone et borné, — l'explication du véritable rôle de
l'archéologie (page 169) à qui il ne faut jamais permettre
d'empiéter sur le domaine de l'art; le développement sur l'im-
portance du dessin (page 272) et sur l'indifférence du sujet en
peinture (page 275).
Je suis heureux également de trouver dans le livre de
M. Vosmaer l'affirmation de ce principe essentiel en esthétique
et fécond en conséquences de toutes sortes, que la peinture
est un mode tout particulier d'expression : «Si nous peignons,
dit Aisma, c'est parce que ce que nous avons à dire ne peut
s'exprimer par la parole. Un peintre, Ruge, disait un jour à
quelqu'un qui lui demandait une explication : 0 Si j'avais pu
a employer des mots pour le dire, je n'aurais pas eu besoin
« de le peindre. » Et c'est là en effet le caractère propre de
l'art, de ne pas démêler le sentiment de la pensée, et par
conséquent de ne pouvoir pas s'exprimer par les mots du
langage ordinaire. »
Ce livre est tellement plein d'idées que cet examen pour-
rait se prolonger à l'infini. Il faut cependant s'arrêter. Je le
regrette, rien n'étant plus agréable que les longs voyages en
pareille compagnie.
Eugène Véron.
NOS GRAVURES
L'excellente étude que M. Henri Hymans, Conservateur du Cabinet des Estampes à la Bibliothèque royale de Bruxelles, a
consacrée aux Pourbus 1 est accompagnée d'une eau-forte d'après un Portrait de Marie de Médicis, par François Pourbus. Cette
toile remarquable fait partie de la précieuse collection de M. Gustave Rothan, riche entre toutes en œuvres des Pourbus. Nous
publions aujourd'hui une fort belle planche de M. Louis Lucas, d'après un autre François Pourbus, le Portrait d'Anne d'Autriche,
appartenant également à M. G. Rothan.
La Place publique, que Francesco Guardi a croquée de sa plume la plus spirituelle en rehaussant ensuite son dessin de
quelques larges touches de sépia, a fait partie de la collection Paravey d'où elle est passée dans la collection de M. Bottollier-
Lasquin.
1. Voir VArt, 90 année, tome III, page loi.
Le Directeur-Gérant : EUGÈNE VÉRON.
CUL-DE-LAMPE
composé et dessiné pour l'Art par J. Habert-Dys.