i5o L'ART.
dans tout changement de travail, car il ne se serait jamais résigné à rester oisif. Il semblait
qu'avec l'âge, avec les infirmités, son ardeur et sa fécondité ne fissent que croître. Jamais il
ne montra plus de verve, plus de feu, plus d'imagination que dans les productions de ce temps,
dans cette Kermesse du Louvre ou cette Crucifixion de saint Pierre de l'église de ce nom, à
Cologne, qui furent ses derniers ouvrages. Cependant les souffrances de la goutte se faisaient de
jour en jour sentir plus cruellement. Une atteinte plus forte et plus profonde avertit clairement
l'artiste que sa mort était prochaine. Avec le tranquille courage qu'il avait montré toute sa
vie, il la vit venir sans effroi. Le 27 mai 1640, fidèle à ces habitudes d'ordre qui avaient gouverné
son existence, il régla ses affaires par un testament qui ajoutait quelques dispositions nouvelles
à celles qu'il avait déjà prises auparavant. Trois jours après, le 3o mai, à midi, Rubens mourait
et, dans les funérailles solennelles qui lui étaient faites, les témoignages non suspects de
l'admiration publique se confondaient avec l'expression des regrets de tous ceux qui l'avaient
connu.
Avec Rubens l'école flamande perdait plus qu'un chef. Lui mort, elle allait disparaître; il en
avait été la vivante incarnation. Sans doute Rembrandt lui aussi domine de haut l'école hollan-
daise; mais à côté de lui et même sans lui, combien d'autres artistes on pourrait citer, qui, dans
tous les genres auraient assuré à cette école une incontestable originalité ! Issu des entrailles
mêmes d'un peuple, l'art de la Hollande, en se créant des voies nouvelles, accusait éloquemment,
par ses manifestations multiples, les différences si profondes que la nature, la religion, le régime
politique et les mœurs avaient établies entre deux contrées voisines. Dans les Flandres, au
contraire, Rubens seul résumait toutes les aspirations de l'art. Bien des causes avaient contribué
à former son génie et, malgré l'exceptionnelle richesse de ses qualités natives, son développement
n'avait été ni si prompt, ni si spontané qu'on a bien voulu le prétendre. Sans parler du temps
qu'il passa chez Tobie Verhaegt, trois ans d'apprentissage chez Van Noort, quatre à l'atelier de
Van Veen et plus de huit années consacrées surtout à l'étude des maîtres en Italie, constituaient
pour lui une préparation dont bien peu de peintres nous offriraient l'exemple. Ce premier fonds,
pendant toute son existence, Rubens ne cessa pas de l'accroître. En même temps que par la
pratique de la vie, par la lecture et par le commerce avec les meilleurs esprits de son temps,
l'homme s'était formé, l'artiste s'était instruit par tous les enseignements que l'étude directe de
la nature combinée avec celle des maîtres pouvait lui fournir.
Les dons merveilleux qu'il avait reçus, Rubens les a donc fécondés par son incessant labeur,
par cette conduite sage et intelligente d'une vie d'où se trouvèrent exclues toutes les causes de
dispersion qui pouvaient entraver sa carrière et pervertir sa vocation. L'honnêteté des mœurs, la
régularité des habitudes, la rectitude de la volonté, tout s'accordait pour maintenir en lui cette
possession de soi-même, cette clairvoyance et cet équilibre de l'esprit qui font la force et la
fécondité des maîtres. Grâce à l'excellence d'une méthode qui décompose le travail et en espace
les difficultés, tous ses efforts aboutissaient et marquaient un progrès. De même qu'il avait profité
des enseignements les plus opposés et qu'il avait su s'en dégager en restant lui-même, ainsi il
traversait les conditions les plus diverses sans perdre son indépendance. Frayant avec les citadins
et les paysans, avec les étrangers comme avec ses compatriotes, avec les gens d'église et les
politiques, avec les savants et les princes, il avait pu se rendre compte de l'infinie variété des
passions et des sentiments humains. Aussi, ces innombrables sujets qui sollicitaient son esprit,
il avait sa manière à lui de les concevoir et de les rendre. Ce qu'il y fait dominer, c'est
l'expression même de la vie, avec tout l'intérêt de ses nuances les plus délicates ou de ses
contrastes les plus tranchés. C'est de ce côté que le porte son tempérament, c'est de ce côté
encore que le portèrent de plus en plus son éducation, ses goûts, son amour croissant pour la
nature. L'éclat de sa couleur, la franchise de son dessin, la netteté de ses intentions répondent
toujours à la lucidité de son esprit. Peut-être a-t-il plus de surface que de profondeur; mais son
premier coup d'œil est aussi vif que sûr, et bien vite il découvre la figuration de son idée, il
excelle à l'exprimer dans ce qu'elle a de saisissant et de pittoresque. Ses taches, ses défauts, car
il en a, ne sont jamais des infirmités. Il pèche plutôt par excès de santé. Il y a chez lui des
dans tout changement de travail, car il ne se serait jamais résigné à rester oisif. Il semblait
qu'avec l'âge, avec les infirmités, son ardeur et sa fécondité ne fissent que croître. Jamais il
ne montra plus de verve, plus de feu, plus d'imagination que dans les productions de ce temps,
dans cette Kermesse du Louvre ou cette Crucifixion de saint Pierre de l'église de ce nom, à
Cologne, qui furent ses derniers ouvrages. Cependant les souffrances de la goutte se faisaient de
jour en jour sentir plus cruellement. Une atteinte plus forte et plus profonde avertit clairement
l'artiste que sa mort était prochaine. Avec le tranquille courage qu'il avait montré toute sa
vie, il la vit venir sans effroi. Le 27 mai 1640, fidèle à ces habitudes d'ordre qui avaient gouverné
son existence, il régla ses affaires par un testament qui ajoutait quelques dispositions nouvelles
à celles qu'il avait déjà prises auparavant. Trois jours après, le 3o mai, à midi, Rubens mourait
et, dans les funérailles solennelles qui lui étaient faites, les témoignages non suspects de
l'admiration publique se confondaient avec l'expression des regrets de tous ceux qui l'avaient
connu.
Avec Rubens l'école flamande perdait plus qu'un chef. Lui mort, elle allait disparaître; il en
avait été la vivante incarnation. Sans doute Rembrandt lui aussi domine de haut l'école hollan-
daise; mais à côté de lui et même sans lui, combien d'autres artistes on pourrait citer, qui, dans
tous les genres auraient assuré à cette école une incontestable originalité ! Issu des entrailles
mêmes d'un peuple, l'art de la Hollande, en se créant des voies nouvelles, accusait éloquemment,
par ses manifestations multiples, les différences si profondes que la nature, la religion, le régime
politique et les mœurs avaient établies entre deux contrées voisines. Dans les Flandres, au
contraire, Rubens seul résumait toutes les aspirations de l'art. Bien des causes avaient contribué
à former son génie et, malgré l'exceptionnelle richesse de ses qualités natives, son développement
n'avait été ni si prompt, ni si spontané qu'on a bien voulu le prétendre. Sans parler du temps
qu'il passa chez Tobie Verhaegt, trois ans d'apprentissage chez Van Noort, quatre à l'atelier de
Van Veen et plus de huit années consacrées surtout à l'étude des maîtres en Italie, constituaient
pour lui une préparation dont bien peu de peintres nous offriraient l'exemple. Ce premier fonds,
pendant toute son existence, Rubens ne cessa pas de l'accroître. En même temps que par la
pratique de la vie, par la lecture et par le commerce avec les meilleurs esprits de son temps,
l'homme s'était formé, l'artiste s'était instruit par tous les enseignements que l'étude directe de
la nature combinée avec celle des maîtres pouvait lui fournir.
Les dons merveilleux qu'il avait reçus, Rubens les a donc fécondés par son incessant labeur,
par cette conduite sage et intelligente d'une vie d'où se trouvèrent exclues toutes les causes de
dispersion qui pouvaient entraver sa carrière et pervertir sa vocation. L'honnêteté des mœurs, la
régularité des habitudes, la rectitude de la volonté, tout s'accordait pour maintenir en lui cette
possession de soi-même, cette clairvoyance et cet équilibre de l'esprit qui font la force et la
fécondité des maîtres. Grâce à l'excellence d'une méthode qui décompose le travail et en espace
les difficultés, tous ses efforts aboutissaient et marquaient un progrès. De même qu'il avait profité
des enseignements les plus opposés et qu'il avait su s'en dégager en restant lui-même, ainsi il
traversait les conditions les plus diverses sans perdre son indépendance. Frayant avec les citadins
et les paysans, avec les étrangers comme avec ses compatriotes, avec les gens d'église et les
politiques, avec les savants et les princes, il avait pu se rendre compte de l'infinie variété des
passions et des sentiments humains. Aussi, ces innombrables sujets qui sollicitaient son esprit,
il avait sa manière à lui de les concevoir et de les rendre. Ce qu'il y fait dominer, c'est
l'expression même de la vie, avec tout l'intérêt de ses nuances les plus délicates ou de ses
contrastes les plus tranchés. C'est de ce côté que le porte son tempérament, c'est de ce côté
encore que le portèrent de plus en plus son éducation, ses goûts, son amour croissant pour la
nature. L'éclat de sa couleur, la franchise de son dessin, la netteté de ses intentions répondent
toujours à la lucidité de son esprit. Peut-être a-t-il plus de surface que de profondeur; mais son
premier coup d'œil est aussi vif que sûr, et bien vite il découvre la figuration de son idée, il
excelle à l'exprimer dans ce qu'elle a de saisissant et de pittoresque. Ses taches, ses défauts, car
il en a, ne sont jamais des infirmités. Il pèche plutôt par excès de santé. Il y a chez lui des