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L’ART.
Si jeune, Olivier Madox Brown, qui avait le sens poétique et littéraire pour le moins aussi
développé que celui de l’art, ne laisse point à proprement parler d'œuvre artistique. Cependant
-— et nous citons le fait comme un témoignage de bien rare précocité — dès l’âge de quatorze ans,
il voyait une de ses aquarelles, le Centaure Chiron et Jason enfant, reçue à la Dudley Gallery.
L’année suivante, 1870, une aquarelle y était très remarquée, Obstinacy, représentant un cavalier
luttant contre la résistance de son cheval qui refuse d’entrer dans la mer, en même temps qu’à
la Royal Academy une autre composition du même genre, un groom faisant galoper un cheval
arabe au bord de la mer, sous le titre Exercise. A l’Exposition internationale de 1871, il exposait
une œuvre plus importante, Prospero et Miranda. C’est la seconde scène du premier acte de la
Tempête où Prospero, le duc légitime de Milan, raconte à sa fille Miranda la trahison de son
frère, l’usurpateur Antonio, qui l’a fait jeter avec les siens dans la carcasse pourrie d’un bateau
sans agrès, cordages, voiles ni mâts. Le jeune artiste avait rendu avec une grande force
d'expression l’enfantine terreur de la petite Miranda à demi devêtue et la fureur de Prospero
montrant le poing dans le vide à ses ennemis absents. Auparavant il avait concouru à une
illustration des œuvres de Byron avec deux dessins, The Deformed transformed et Ma\eppa. Ce
dernier repris depuis, peint à l’huile et exposé en 1871 à la New British Institution, rappelle —
et ce n’est pas un petit honneur — la disposition du Ma\eppa peint en 1828 par Eugène
Delacroix, d’après une lithographie de Géricault. La dernière œuvre d'Olivier Madox Brown est
une aquarelle d’un sentiment dramatique puissant, Silas Marner ; le vieux Silas, une lanterne en
main et tenant dans ses bras la petite Eppie, retrouve le corps de la femme de Godfrey Cass
sous un épais amas de neige. La belle intelligence de la composition, l'émotion de tristesse qui
s’en dégage, l’exécution chaude par la coloration, vive par le dessin, annonçaient un talent très
personnel et déjà formé. C’est alors qu’il fut pris par la passion des lettres. Son œuvre littéraire
était déjà considérable et se compose de poésies, de nouvelles et de romans comme Gabriel
Denver — auquel on a restitué dans l’édition posthume (2 volumes, chez Tinsley frères) son
dénouement et son titre primitifs, The Black Sxvan (le Cygne noir) — Hebditch’s Legacy (le Legs
d’Hebditch) et The Dxvale Bluth (en dialecte du Devonshire à la fois la Fleur de tristesse et la
Fleur qui rend fou). Ces ouvrages sont répandus et célèbres dans tous les pays de langue
anglaise. Hélas ! la fleur de tristesse si tôt ouverte sur cette jeune tombe a des parfums bien
»
amers.
Mais combien il serait regrettable que le jeune et vivant talent de Mrs. Lucy W. M. Ros-
setti, à qui l’on doit une admirable interprétation de la scène du tombeau dans Roméo et
Juliette, s’arrêtât en si beau chemin ! Tout y est : noble vérité du geste passionné, beauté des
types, sentiment puissant de la couleur, justesse de l’effet (un clair de lune), exact sens de la
mesure dans le choix des détails : les fleurs semées sur le corps de Juliette par le noble comte
Pâris et les épées du duel dans lequel il a été frappé par le jeune Montaigu.
Il faut clore cette étude, que j’eusse voulu faire plus complète encore, d’un tempérament
d’artiste si peu ordinaire, qui précéda et accompagna d’une marche parallèle ce mouvement
préraphaélite trop absolu peut-être et excessif, qui choque si souvent nos habitudes françaises,
mais si puissamment étrange dans la copie scrupuleuse du réel minutieux et pourtant si passion-
nément poétique, dont la devise fut Truth, vérité, mais qui dans la vérité fait aux enfantements
les plus nobles de l’imagination une place pour le moins égale à celle qu’il donne aux phéno-
mènes de la plus humble réalité.
Ernest Chesneau.
L’ART.
Si jeune, Olivier Madox Brown, qui avait le sens poétique et littéraire pour le moins aussi
développé que celui de l’art, ne laisse point à proprement parler d'œuvre artistique. Cependant
-— et nous citons le fait comme un témoignage de bien rare précocité — dès l’âge de quatorze ans,
il voyait une de ses aquarelles, le Centaure Chiron et Jason enfant, reçue à la Dudley Gallery.
L’année suivante, 1870, une aquarelle y était très remarquée, Obstinacy, représentant un cavalier
luttant contre la résistance de son cheval qui refuse d’entrer dans la mer, en même temps qu’à
la Royal Academy une autre composition du même genre, un groom faisant galoper un cheval
arabe au bord de la mer, sous le titre Exercise. A l’Exposition internationale de 1871, il exposait
une œuvre plus importante, Prospero et Miranda. C’est la seconde scène du premier acte de la
Tempête où Prospero, le duc légitime de Milan, raconte à sa fille Miranda la trahison de son
frère, l’usurpateur Antonio, qui l’a fait jeter avec les siens dans la carcasse pourrie d’un bateau
sans agrès, cordages, voiles ni mâts. Le jeune artiste avait rendu avec une grande force
d'expression l’enfantine terreur de la petite Miranda à demi devêtue et la fureur de Prospero
montrant le poing dans le vide à ses ennemis absents. Auparavant il avait concouru à une
illustration des œuvres de Byron avec deux dessins, The Deformed transformed et Ma\eppa. Ce
dernier repris depuis, peint à l’huile et exposé en 1871 à la New British Institution, rappelle —
et ce n’est pas un petit honneur — la disposition du Ma\eppa peint en 1828 par Eugène
Delacroix, d’après une lithographie de Géricault. La dernière œuvre d'Olivier Madox Brown est
une aquarelle d’un sentiment dramatique puissant, Silas Marner ; le vieux Silas, une lanterne en
main et tenant dans ses bras la petite Eppie, retrouve le corps de la femme de Godfrey Cass
sous un épais amas de neige. La belle intelligence de la composition, l'émotion de tristesse qui
s’en dégage, l’exécution chaude par la coloration, vive par le dessin, annonçaient un talent très
personnel et déjà formé. C’est alors qu’il fut pris par la passion des lettres. Son œuvre littéraire
était déjà considérable et se compose de poésies, de nouvelles et de romans comme Gabriel
Denver — auquel on a restitué dans l’édition posthume (2 volumes, chez Tinsley frères) son
dénouement et son titre primitifs, The Black Sxvan (le Cygne noir) — Hebditch’s Legacy (le Legs
d’Hebditch) et The Dxvale Bluth (en dialecte du Devonshire à la fois la Fleur de tristesse et la
Fleur qui rend fou). Ces ouvrages sont répandus et célèbres dans tous les pays de langue
anglaise. Hélas ! la fleur de tristesse si tôt ouverte sur cette jeune tombe a des parfums bien
»
amers.
Mais combien il serait regrettable que le jeune et vivant talent de Mrs. Lucy W. M. Ros-
setti, à qui l’on doit une admirable interprétation de la scène du tombeau dans Roméo et
Juliette, s’arrêtât en si beau chemin ! Tout y est : noble vérité du geste passionné, beauté des
types, sentiment puissant de la couleur, justesse de l’effet (un clair de lune), exact sens de la
mesure dans le choix des détails : les fleurs semées sur le corps de Juliette par le noble comte
Pâris et les épées du duel dans lequel il a été frappé par le jeune Montaigu.
Il faut clore cette étude, que j’eusse voulu faire plus complète encore, d’un tempérament
d’artiste si peu ordinaire, qui précéda et accompagna d’une marche parallèle ce mouvement
préraphaélite trop absolu peut-être et excessif, qui choque si souvent nos habitudes françaises,
mais si puissamment étrange dans la copie scrupuleuse du réel minutieux et pourtant si passion-
nément poétique, dont la devise fut Truth, vérité, mais qui dans la vérité fait aux enfantements
les plus nobles de l’imagination une place pour le moins égale à celle qu’il donne aux phéno-
mènes de la plus humble réalité.
Ernest Chesneau.