COURRIER
faire justice, avant tout, des éloges extravagants sous
lesquels elle pourrait être écrasée et qui sont autant de
monstrueux pavés de l'ours. Certes, c'était une idée qui ne
manquait pas de grandeur que de traduire et développer
en musique les célèbres paroles du Sermon sur la mon-
tagne; mais encore aurait-il fallu trouver un poète capable
de les paraphraser ou développer avec quelque élévation
de pensée ou de style. Franck se rendait la tâche encore
plus difficile en acceptant les strophes que Mmc Colomb
avait rimées, en adoptant ce pauvre poème, et sans doute
il désespérait d'en trouver jamais un meilleur, car l'ordon-
nance en est très simple et la langue poétique ne s'élève
jamais au-dessus de la médiocrité. Fallait-il qu'il eût la
loi pour s'inspirer de la sublime simplicité de l'Evangile
à travers toute cette rhétorique diffuse et sans nerfs !
Ces explications générales une fois données, je n'en-
trerai pas dans l'analyse détaillée des morceaux qui m'en-
traînerait fort loin et ne serait d'aucun intérêt pour le
lecteur qui n'a pas la partition sous les yeux. Je me
contenterai de signaler quelques-uns des morceaux ou
fragments qui valent le plus, selon moi, et je louerai
avant tout la quatrième béatitude : Bienheureux ceux qui
ont faim et soif de la justice, où l'auteur n'emploie pas les
chœurs, où l'orchestre chante une phrase noble et grave,
où le ténor, ensuite, expose une mélodie, une supplication
qui se développe graduellement avec beaucoup de chaleur
et aboutit à une douce réponse de la voix d'en haut,
autrement dit du Christ, toute remplie de calme et de
pitié. Il est d'ailleurs à remarquer que ces réponses du
Christ, qui terminent chacun des huit grands morceaux
obligés, sont presque toujours traitées de la façon la plus
heureuse et qu'on y retrouve, transformée avec un art
supérieur, certaine phrase syncopée et vraiment tou-
chante, entendue avant tout dans un court prologue confié
au ténor, et qu'on pourrait appeler à bon droit le thème du
Christ.
Ce motif revient aussi dans l'Hosannah final, que je
n'aime pas beaucoup parce qu'il renferme de longues can-
tilènes développées à la façon de M. Gounod et que
Franck aurait dû répudier; mais je veux signaler, dans la
troisième béatitude : Bienheureux ceux qui pleurent, un
ensemble pour voix seules, d'une émotion communicative ;
un charmant quintette pour les voix du ciel dans le second
morceau : Bienheureux ceux qui sont doux; un autre
quintette, un peu long peut-être, expressif en tout cas,
dans la septième béatitude : Bienheureux les pacifiques,
et surtout un chœur céleste exquis, où les ténors et con-
traltos chantent d'abord seuls, où toutes les voix forment
ensuite un ensemble onctueux et caressant après la
réponse du Christ dans le morceau : Bienheureux les
miséricordieux. Voilà, somme toute, assez de passages ou
très jolis ou très habilement écrits pour justifier la sérieuse
attention que le public a prêtée à cette œuvre et les bravos
qu'il a accordés au compositeur défunt tout autant qu'au
chef d'orchestre et aux chanteurs que celui-ci avait su
choisir : Mmcs Pregi, Tarquini d'Or; MM. Warmbrodt,
Auguez, Villa, Ballard, etc. M. Colonne, à présent,
devra s'efforcer de maintenir les Béatitudes à son réper- .
toire et d'en tirer autant de profit que de la Damnation de
Faust : on peut toujours le lui souhaiter.
Voilà donc comment et par quelles œuvres Schumann
et Brahms, César Franck et Saint-Saëns ont tenu une
place prépondérante à Paris, l'hiver dernier, dans les
grands concerts. Reste à savoir si c'était là simplement
MUSICAL. i23
un engouement passager, comme le public en a souvent
en musique, et nous verrons bien si cette faveur imprévue
augmente ou diminue avec le temps. Nous serons fixés à
cet égard dès l'hiver prochain.
Adolphe Jullien.
P. S. —■ Quelques renseignements sur l'Opéra durant
ces mois de grande chaleur. LAcadémie de Danse et de
Musique est le seul théâtre musical qui reste ouvert pen-
dant tout l'été, et si les recettes n'ont pas été très brillantes
cette année, en raison des troubles de Paris, de la chaleur
excessive ou de l'Exposition de Chicago, certaines soirées
ont été très intéressantes pour ceux qui aiment à faire des
comparaisons entre des artistes plus ou moins haut classés
dans l'opinion de la foule. A peine M. Van Dyck avait-il
regagné Vienne, à peine Mme Rose Caron était-elle partie
en congé que M. Saléza et Mnie Bosman prenaient leur
place dans la Valkyrie. Assurément, le premier a toujours
beaucoup de feu, il s'agite en scène et chante avec senti-
ment certains passages du rôle de Siegmund, écrit en
général un peu bas pour lui ; mais il y manque d'ampleur,
d'autorité et n'imprime pas grand caractère au personnage.
Avec Mme Bosman, le rôle de Sieglinde a changé d'aspect ;
elle ne met pas en valeur, n'étant pas tragédienne, les
élans pathétiques, les affolements de la femme du chas-
seur Hunding; mais sa voix, égale et charmante dans les
différents registres, est un délice pour l'oreille et nous
a ravis dans tous les passages de tendresse et de senti-
ment.
Ensuite, c'est Mn° Lucienne Bréval, si remarquable et
si belle dans Brunehild, qui a pris le congé auquel elle
avait droit : elle a été remplacée par Mllc Eva Dufrane,
dont la voix fléchit dans le grave et qui chante et joue ce
rôle avec un procédé détestable, en poussant, en renflant
le son, sans articuler. Elle articule, au contraire, et très
nettement, Mllc Héglon, qui a suppléé Mmos Deschamps-
Jehin et Richard dans Fricka, et a tenu ce rôle de façon
très intéressante. Enfin, quand M. Saléza et Mmc Bos-
man ont voulu à leur tour aller respirer l'air des champs,
ils ont été remplacés par M. Dupeyron et Mlle Martini. Le
premier s'est tiré de cette épreuve assez convenablement,
grâce à sa jolie voix et au soin qu'il prenait de ne pas
laisser perdre un mot. La seconde, qui m'avait déjà beau-
coup plu dans Sieglinde à Bruxelles, a montré dans ce
rôle un talent très sur, un jeu nerveux, expressif, une voix
chaude ou tendre, à volonté, qui me la font préférer soit à
Mme Bosman, soit à Mmc Caron. Et si je ne parle ni de
M. Dubulle ni de M. Chambon dans Hunding, ni de
MIle Domenech dans Fricka, ce n'est pas, croyez-le bien,
que je ne les aie pas entendus.
Il y a donc eu des hauts et des bas dans ces interpréta-
tions de la Valkyrie, qui changeaient d'un jour à l'autre ;
mais, c'est égal, et de quelque façon que soit rendu un tel
chef-d'œuvre, il n'en conserve pas moins une énorme
action sur le public, qu'il captive au suprême degré, et
bien des provinciaux, sans doute, auront été heureux de
s'initier à la dernière manière de Wagner, eux qui ne
devaient connaître encore de lui que Lohengrin. Et ceux-
là n'auront pas été les moins prompts, je le gage, à péné-
trer les parties les plus obscures, à découvrir les beautés
les plus cachées de la Valkyrie. A quoi servirait-il donc
d'être de Marseille — ou d'ailleurs — si l'on n'allait pas
plus vite et plus loin, du premier coup, que ces lourdauds
de Parisiens ?
faire justice, avant tout, des éloges extravagants sous
lesquels elle pourrait être écrasée et qui sont autant de
monstrueux pavés de l'ours. Certes, c'était une idée qui ne
manquait pas de grandeur que de traduire et développer
en musique les célèbres paroles du Sermon sur la mon-
tagne; mais encore aurait-il fallu trouver un poète capable
de les paraphraser ou développer avec quelque élévation
de pensée ou de style. Franck se rendait la tâche encore
plus difficile en acceptant les strophes que Mmc Colomb
avait rimées, en adoptant ce pauvre poème, et sans doute
il désespérait d'en trouver jamais un meilleur, car l'ordon-
nance en est très simple et la langue poétique ne s'élève
jamais au-dessus de la médiocrité. Fallait-il qu'il eût la
loi pour s'inspirer de la sublime simplicité de l'Evangile
à travers toute cette rhétorique diffuse et sans nerfs !
Ces explications générales une fois données, je n'en-
trerai pas dans l'analyse détaillée des morceaux qui m'en-
traînerait fort loin et ne serait d'aucun intérêt pour le
lecteur qui n'a pas la partition sous les yeux. Je me
contenterai de signaler quelques-uns des morceaux ou
fragments qui valent le plus, selon moi, et je louerai
avant tout la quatrième béatitude : Bienheureux ceux qui
ont faim et soif de la justice, où l'auteur n'emploie pas les
chœurs, où l'orchestre chante une phrase noble et grave,
où le ténor, ensuite, expose une mélodie, une supplication
qui se développe graduellement avec beaucoup de chaleur
et aboutit à une douce réponse de la voix d'en haut,
autrement dit du Christ, toute remplie de calme et de
pitié. Il est d'ailleurs à remarquer que ces réponses du
Christ, qui terminent chacun des huit grands morceaux
obligés, sont presque toujours traitées de la façon la plus
heureuse et qu'on y retrouve, transformée avec un art
supérieur, certaine phrase syncopée et vraiment tou-
chante, entendue avant tout dans un court prologue confié
au ténor, et qu'on pourrait appeler à bon droit le thème du
Christ.
Ce motif revient aussi dans l'Hosannah final, que je
n'aime pas beaucoup parce qu'il renferme de longues can-
tilènes développées à la façon de M. Gounod et que
Franck aurait dû répudier; mais je veux signaler, dans la
troisième béatitude : Bienheureux ceux qui pleurent, un
ensemble pour voix seules, d'une émotion communicative ;
un charmant quintette pour les voix du ciel dans le second
morceau : Bienheureux ceux qui sont doux; un autre
quintette, un peu long peut-être, expressif en tout cas,
dans la septième béatitude : Bienheureux les pacifiques,
et surtout un chœur céleste exquis, où les ténors et con-
traltos chantent d'abord seuls, où toutes les voix forment
ensuite un ensemble onctueux et caressant après la
réponse du Christ dans le morceau : Bienheureux les
miséricordieux. Voilà, somme toute, assez de passages ou
très jolis ou très habilement écrits pour justifier la sérieuse
attention que le public a prêtée à cette œuvre et les bravos
qu'il a accordés au compositeur défunt tout autant qu'au
chef d'orchestre et aux chanteurs que celui-ci avait su
choisir : Mmcs Pregi, Tarquini d'Or; MM. Warmbrodt,
Auguez, Villa, Ballard, etc. M. Colonne, à présent,
devra s'efforcer de maintenir les Béatitudes à son réper- .
toire et d'en tirer autant de profit que de la Damnation de
Faust : on peut toujours le lui souhaiter.
Voilà donc comment et par quelles œuvres Schumann
et Brahms, César Franck et Saint-Saëns ont tenu une
place prépondérante à Paris, l'hiver dernier, dans les
grands concerts. Reste à savoir si c'était là simplement
MUSICAL. i23
un engouement passager, comme le public en a souvent
en musique, et nous verrons bien si cette faveur imprévue
augmente ou diminue avec le temps. Nous serons fixés à
cet égard dès l'hiver prochain.
Adolphe Jullien.
P. S. —■ Quelques renseignements sur l'Opéra durant
ces mois de grande chaleur. LAcadémie de Danse et de
Musique est le seul théâtre musical qui reste ouvert pen-
dant tout l'été, et si les recettes n'ont pas été très brillantes
cette année, en raison des troubles de Paris, de la chaleur
excessive ou de l'Exposition de Chicago, certaines soirées
ont été très intéressantes pour ceux qui aiment à faire des
comparaisons entre des artistes plus ou moins haut classés
dans l'opinion de la foule. A peine M. Van Dyck avait-il
regagné Vienne, à peine Mme Rose Caron était-elle partie
en congé que M. Saléza et Mnie Bosman prenaient leur
place dans la Valkyrie. Assurément, le premier a toujours
beaucoup de feu, il s'agite en scène et chante avec senti-
ment certains passages du rôle de Siegmund, écrit en
général un peu bas pour lui ; mais il y manque d'ampleur,
d'autorité et n'imprime pas grand caractère au personnage.
Avec Mme Bosman, le rôle de Sieglinde a changé d'aspect ;
elle ne met pas en valeur, n'étant pas tragédienne, les
élans pathétiques, les affolements de la femme du chas-
seur Hunding; mais sa voix, égale et charmante dans les
différents registres, est un délice pour l'oreille et nous
a ravis dans tous les passages de tendresse et de senti-
ment.
Ensuite, c'est Mn° Lucienne Bréval, si remarquable et
si belle dans Brunehild, qui a pris le congé auquel elle
avait droit : elle a été remplacée par Mllc Eva Dufrane,
dont la voix fléchit dans le grave et qui chante et joue ce
rôle avec un procédé détestable, en poussant, en renflant
le son, sans articuler. Elle articule, au contraire, et très
nettement, Mllc Héglon, qui a suppléé Mmos Deschamps-
Jehin et Richard dans Fricka, et a tenu ce rôle de façon
très intéressante. Enfin, quand M. Saléza et Mmc Bos-
man ont voulu à leur tour aller respirer l'air des champs,
ils ont été remplacés par M. Dupeyron et Mlle Martini. Le
premier s'est tiré de cette épreuve assez convenablement,
grâce à sa jolie voix et au soin qu'il prenait de ne pas
laisser perdre un mot. La seconde, qui m'avait déjà beau-
coup plu dans Sieglinde à Bruxelles, a montré dans ce
rôle un talent très sur, un jeu nerveux, expressif, une voix
chaude ou tendre, à volonté, qui me la font préférer soit à
Mme Bosman, soit à Mmc Caron. Et si je ne parle ni de
M. Dubulle ni de M. Chambon dans Hunding, ni de
MIle Domenech dans Fricka, ce n'est pas, croyez-le bien,
que je ne les aie pas entendus.
Il y a donc eu des hauts et des bas dans ces interpréta-
tions de la Valkyrie, qui changeaient d'un jour à l'autre ;
mais, c'est égal, et de quelque façon que soit rendu un tel
chef-d'œuvre, il n'en conserve pas moins une énorme
action sur le public, qu'il captive au suprême degré, et
bien des provinciaux, sans doute, auront été heureux de
s'initier à la dernière manière de Wagner, eux qui ne
devaient connaître encore de lui que Lohengrin. Et ceux-
là n'auront pas été les moins prompts, je le gage, à péné-
trer les parties les plus obscures, à découvrir les beautés
les plus cachées de la Valkyrie. A quoi servirait-il donc
d'être de Marseille — ou d'ailleurs — si l'on n'allait pas
plus vite et plus loin, du premier coup, que ces lourdauds
de Parisiens ?