Universitätsbibliothek HeidelbergUniversitätsbibliothek Heidelberg
Metadaten

L' art: revue hebdomadaire illustrée — 19.1893 (Teil 2)

DOI Artikel:
Godet, Philippe: Barthélemy Menn
DOI Seite / Zitierlink: 
https://doi.org/10.11588/diglit.22769#0227
Überblick
loading ...
Faksimile
0.5
1 cm
facsimile
Vollansicht
OCR-Volltext
BARTHÉLÉMY MENN

L'école genevoise est en deuil de son chef vénéré :
Barthélémy Menn vient de mourir. Ce nom n'est point
célèbre, je le sais bien ; mais si le vieillard qui le portait
n'a jamais cherché à conquérir la notoriété à laquelle son
talent pouvait prétendre, il n'en laissera pas moins une
trace profonde dans l'histoire de la peinture genevoise.
Depuis de longues années, il était le maître incontesté
dont tous nos jeunes artistes recherchaient les conseils et
reconnaissaient la haute autorité.

Né en 1815, Menn partit fort jeune pour Paris, où il
devint un des meilleurs élèves d'Ingres, ce qui ne l'empê-
cha pas de se lier de grande amitié avec Delacroix. Il fré-
quentait chez George Sand, qui l'appelait le judicieux
Menn, et rencontra chez elle Chopin, qui s'éprit de la
peinture du jeune artiste genevois.

Quand il revint dans sa ville natale, c'était l'époque du
grand engouement pour l'école de Calame et de Diday ; la
peinture alpestre battait son plein ; on ne rêvait que sapins,
torrents et glaciers. Menn, qui rapportait de Paris des
formules nouvelles, qui avait travaillé avec Corot, Fran-
çais, Rousseau, se trouvait un peu dépaysé parmi les ama-
teurs d'un art plus conventionnel; sa peinture savoureuse
et forte, ses verts printaniers et les roses de ses pommiers
fleuris ne séduisaient que médiocrement la rétine gene-
voise.

Mais, s'étant voué à'l'enseignement, il ne tarda pas à
grouper autour de lui des élèves qui lui ont fait honneur.
Il faut citer en première ligne Frédéric Simon, le remar-
quable artiste bernois, mort prématurément, et Jules Jacot-
Guillarmod, animalier dont le dessin sévère était proposé
en exemple aux « jeunes » par le professeur genevois.

Il prit naturellement une part active à toutes les créa-
tions artistiques dont Genève s'honore à bon droit; il fut
un des fondateurs de la Société des Beaux-Arts ; il dirigea
jusqu'à son dernier jour la classe de « figure » des écoles
municipales d'art. La plupart de nos peintres actuels ont
reçu ses précieux conseils et ses encouragements : Giron,
Burnand, Furet, Baud-Bovy, Ravel, Hodler, A. et G. de
Beaumont, Dufaux-Rochefort, Evert van Muyden, et vingt
autres, ont pour le « père Menn » une reconnaissance qui
ressemble fort à de l'affection filiale.

Ses disciples l'écoutaient avec recueillement ; suivant
la charmante expression de l'un d'entre eux, — le délicat
paysagiste Jeanmaire, qui me communique quelques notes
sur son vieux maître, — « il parlait bas pour se faire mieux
entendre » ; dans ses yeux bleu clair, on lisait la pureté et
la profondeur de sa pensée. Son enseignement, très vivant,
avait une portée philosophique qui dépassait les limites
d'un enseignement purement artistique. Tous ses pré-
ceptes se ramenaient au précepte suprême : respect reli-

1 gieux de la nature. Il considérait la probité comme la
première vertu de l'artiste ; il avait le « chic » en horreur ;
son dessin était la loyauté même et il se montrait fort exi-
geant pour l'étude des valeurs.

Sa méthode était basée sur l'idée d'ordre : comparai-
son, classification, coordination, subordination. Il semait
son enseignement d'aphorismes savoureux que le disciple
notait pour s'en mieux pénétrer. Quand on parlait devant
lui du « lini », si cher aux amateurs : « Le fini, disait-il
de sa voix lente, ne dépend pas de l'abondance des détails,
d'une netteté égale pour chacun d'eux, mais il est dans le
choix qu'on en fait, dans la sobriété qui les subordonne,
dans l'ordre qui groupe les semblables, etc.. » Et c'était
toute une théorie déduite avec précision pour faire com-
prendre à l'élève que ce fameux fini, c'est l'harmonie,
c'est l'unité d'expression.

Il avait un autre adage favori : Qui art a, partout art
a. Il croyait que l'art dépend, non du pays où vit l'artiste,
mais de ce que l'artiste a dans l'âme. Il se défiait des pré-
tendues traditions et n'admettait pas que l'Italie fût la
« terre classique » des peintres. Aussi avait-il des encou-
ragements pour quiconque étudiait sincèrement son coin
de pays et s'efforçait d'en exprimer la poésie particulière.
Il ne prônait aucun système, aucune manière : à chacun
de chercher, selon son émotion intime, ses moyens d'ex-
pression.

Et son œuvre à lui? Rien de moins connu du public.
Le Musée Rath possède une seule toile de Menn. Il n'ex-
posait plus et cachait ses études, dont quelques-unes
étaient des pages de premier ordre. Il en a détruit un
grand nombre parce qu'il mettait très haut son idéal. On
va néanmoins essayer de former une Exposition de ce qui
reste de lui. Qu'est devenu son tableau des Sirènes, qui
obtint à Paris une troisième médaille ?

Les quelques toiles que je connais ont un singulier
cachet de sobriété, d'harmonie et de distinction. Parmi ses
œuvres les plus vantées, il faut citer les peintures qui
décorent l'admirable château de Gruyère, auxquelles son
ami Corot travailla avec lui, et quelques portraits remar-
quables, entre autres le sien.

Vous comprenez par ces notes hâtives combien vifs
sont nos regrets. Le « père Menn » était de ces hommes
trop rares qui unissent le calme bon sens, le jugement le
plus sain, à la passion de l'art. De là cette autorité qui
s'imposait à tous et qui faisait de lui une sorte de « direc-
teur spirituel » des artistes genevois. Il leur en coûtera de
ne plus recevoir dans leur atelier sa visite accoutumée et
de ne plus entendre les paternels avis de ce Nestor aux
discours pleins de suc et de bonne doctrine.

Philippe Godet.
 
Annotationen