COURRIER DRAMATIQUE.
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chez elle par de prétendus agents, à la jeter dans un fiacre,
et à la conduire soi-disant en prison, dans la maison de
campagne de Montbibert, à Vaucresson.
Là, on s'arrange pour lui rendre présentement la vie
tellement dure, et on sait lui inspirer de telles craintes
pour l'avenir qu'elle aime mieux s'évader déguisée en char-
bonnier — Mmc Grassot, sous ce grotesque travesti! — et
passer à l'étranger... Au moment où elle va s'enfuir par
les toits, elle apprend et elle pardonne — ce bas-bleu est,
après tout, une bonne femme — la mystification dont elle
a été victime de la part de ceux qui voulaient à tout prix
se débarrasser d'elle : moyennant une honnête pension que
lui servira son mari, elle consent à vivre seule. Ouf!
Telle est l'intrigue de la pièce par laquelle MM. Carré
et Porel (associés pas pour longtemps, dit-on) ont fait
l'ouverture du coquet théâtre de la Chaussée-d'Antin. Sur
la foi du titre, Bas-Bleu, on pouvait s'attendre à une étude
de caractère, M. Valabrègue ne l'a même pas tentée, et n'a
écrit qu'une farce au gros sel — surtout au dernier acte
— bourrée de mots drôles et d'autres qui ont fait très
long feu. On a très franchement ri, de la situation (renou-
velée, d'ailleurs, des Surprises du divorce) du gendre qui
se croit à jamais délivré de sa belle-mère, et qui la re-
trouve installée chez lui de plus belle, flanquée même d'un
raseur supplémentaire! On a ri de l'entrée de Mme Grassot,
le lorgnon sur le nez, la cigarette aux lèvres, vêtue à la
romaine d'une robe blanche sur laquelle s'étale une
énorme décoration violette, et affublée d'une luxuriante
chevelure à la Rosa Bonheur, dans laquelle elle passe les
doigts d'un air inspiré. Mme Grassot ne se contente pas de
nous donner cette inoubliable silhouette de Camille des
Étangs; elle joue le rôle en comédienne de race. Comme
contraste à cette imposante belle-mère, Galipaux, dans le
maître rôle du gendre Charpillac, nous a tous entraînés
dans le tourbillon de son irrésistible entrain et de son
étourdissante gaieté. Il est le feu d'artifice de cette pièce :
la fusée faite homme !
Il y avait longtemps que nous n'avions revu la Dame
de Monsoreau. Je me rappelle encore une des dernières
reprises, il y a quelque chose comme vingt-quatre ou
vingt-cinq ans. Mélingue, à la veille de prendre sa retraite,
jouait Chicot, et l'excellent comique Laurent animait de
sa verve les plaisantes aventures du moine Gorenflot. Le
succès fut très grand; on joua la Dame de Monsoreau
cent vingt fois de suite. M. Rochard ne demande peut-
être à l'actuelle reprise que de lui laisser le temps de
monter comme il convient l'étrange Napoléon (en soixante-
dix tableaux!) de M. Martin Laya.
Mais pourquoi la foule ne se porterait-elle plus aujour-
d'hui à ce drame qui a des envergures d'épopée? La Dame
de Monsoreau est de ces pièces qui ne vieillissent pas.
Comment ne pas se passionner pour Chicot, ce frère de
d'Artagnan, héros toujours de belle humeur créé par deux
auteurs dramatiques de génie, habiles à tenir le spectateur
en haleine? Type de bravoure et de gaieté, de noblesse et
de dévouement,Chicot — on l'a dit — est l'expression la
plus vraie du Français. Il en a la rapidité d'action, la
finesse de sentiment, le courage toujours gai. Qui sait si,
dans quelque cinquante ans, lorsque bien des choses
auront passé, lorsque les gloires factices seront mortes,
quelques-unes de ces merveilleuses figures créées par
Dumas et Maquet ne vivront pas encore de cette vie qu'on
appelle l'immortalité ?... Nous sommes de ceux qui ont
toujours eu un faible pour Chicot. Il est gai, ce donneur
de coups d'épée. Puis, il a je ne sais quelle ressemblance
avec Don Quichotte! Comme l'amant de la Dulcinée du
Toboso,il est le défenseur de toutes les injustices, le
chevalier de toutes les infortunes. Ceux qui souffrent
peuvent lui tendre la main, et ce n'est pas un vulgaire
consolateur qui marmotte de bonnes paroles, et se tient
quitte pour une promesse. Non, Chicot n'aime pas tout
le monde, mais il aime bien ceux qu'il aime. Qu'on ne
lui montre pas de moulins à vent! Il se jetterait dessus
l'épée haute ou la lance en arrêt. Mettez Chicot dans la
vie réelle — où les hommes de sa trempe ne se remuent
pas à la pelle — il sera bon, généreux, avancé, hardi,
chevaleresque et... malheureux; car, hélas! n'est-ce pas le
lot des natures élevées de toujours souffrir, et l'histoire
d'Icare n'est peut-être que l'éternelle image de ceux qui
sont précipités dans l'abîme pour avoir voulu s'approcher
trop près du soleil qui est la Vérité. A côté de ce héros,
un autre héros, Bussy d'Amboise. Il faut le voir se défen-
dant tout seul contre les quatre assaillants, les quatre
mignons :
Que Dieu reçoive en son giron
Schomberg, Quélus et Maugiron!
Il les traîne attachés après lui comme le sanglier fait
des chiens. Il les secoue comme des fruits mûrs, et ne
tombe qu'après avoir pourfendu et mis à mal ceux qui le
guettaient dans la nuit obscure.
Ah! beaux drames, nobles pièces, qui mettent ainsi des
pensées de bravoure, des images d'héroïsme dans l'âme et
dans les yeux de la foule! Lorsqu'on assiste à un de ces
drames de cape et d'épée de Dumas et de Maquet, on croit
voir une épopée en action. Il y a de l'homérique dans ces
deux écrivains. Ce sont les chantres d'une époque dis-
parue, — fort antérieure au naturalisme et à l'ordinaire
poétique du Théâtre-Libre, — où il fallait du talent pour
être lu, du génie pour être applaudi, et où la description
du lupanar ne suffisait pas à assurer un succès !
Un mot de l'interprétation. — M. Duquesne, qui
assumait la lourde tâche de représenter Chicot, a, sans
doute, une voix excellente et une diction admirablement
nette; mais il nous a paru manquer de fantaisie et de dis-
tinction dans un personnage où Mélingue (je l'y ai vu et
je n'en suis pas plus fier pour ça) mettait tant d'humour et
de « panache » N'imitons pas l'exemple de Sarcey qui —
l'infâme! — a oublié de parler de Dailly, et disons qu'il a
fait « énormément » rire sous la robe de Gorenflot.
Edmond Stoullig.
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chez elle par de prétendus agents, à la jeter dans un fiacre,
et à la conduire soi-disant en prison, dans la maison de
campagne de Montbibert, à Vaucresson.
Là, on s'arrange pour lui rendre présentement la vie
tellement dure, et on sait lui inspirer de telles craintes
pour l'avenir qu'elle aime mieux s'évader déguisée en char-
bonnier — Mmc Grassot, sous ce grotesque travesti! — et
passer à l'étranger... Au moment où elle va s'enfuir par
les toits, elle apprend et elle pardonne — ce bas-bleu est,
après tout, une bonne femme — la mystification dont elle
a été victime de la part de ceux qui voulaient à tout prix
se débarrasser d'elle : moyennant une honnête pension que
lui servira son mari, elle consent à vivre seule. Ouf!
Telle est l'intrigue de la pièce par laquelle MM. Carré
et Porel (associés pas pour longtemps, dit-on) ont fait
l'ouverture du coquet théâtre de la Chaussée-d'Antin. Sur
la foi du titre, Bas-Bleu, on pouvait s'attendre à une étude
de caractère, M. Valabrègue ne l'a même pas tentée, et n'a
écrit qu'une farce au gros sel — surtout au dernier acte
— bourrée de mots drôles et d'autres qui ont fait très
long feu. On a très franchement ri, de la situation (renou-
velée, d'ailleurs, des Surprises du divorce) du gendre qui
se croit à jamais délivré de sa belle-mère, et qui la re-
trouve installée chez lui de plus belle, flanquée même d'un
raseur supplémentaire! On a ri de l'entrée de Mme Grassot,
le lorgnon sur le nez, la cigarette aux lèvres, vêtue à la
romaine d'une robe blanche sur laquelle s'étale une
énorme décoration violette, et affublée d'une luxuriante
chevelure à la Rosa Bonheur, dans laquelle elle passe les
doigts d'un air inspiré. Mme Grassot ne se contente pas de
nous donner cette inoubliable silhouette de Camille des
Étangs; elle joue le rôle en comédienne de race. Comme
contraste à cette imposante belle-mère, Galipaux, dans le
maître rôle du gendre Charpillac, nous a tous entraînés
dans le tourbillon de son irrésistible entrain et de son
étourdissante gaieté. Il est le feu d'artifice de cette pièce :
la fusée faite homme !
Il y avait longtemps que nous n'avions revu la Dame
de Monsoreau. Je me rappelle encore une des dernières
reprises, il y a quelque chose comme vingt-quatre ou
vingt-cinq ans. Mélingue, à la veille de prendre sa retraite,
jouait Chicot, et l'excellent comique Laurent animait de
sa verve les plaisantes aventures du moine Gorenflot. Le
succès fut très grand; on joua la Dame de Monsoreau
cent vingt fois de suite. M. Rochard ne demande peut-
être à l'actuelle reprise que de lui laisser le temps de
monter comme il convient l'étrange Napoléon (en soixante-
dix tableaux!) de M. Martin Laya.
Mais pourquoi la foule ne se porterait-elle plus aujour-
d'hui à ce drame qui a des envergures d'épopée? La Dame
de Monsoreau est de ces pièces qui ne vieillissent pas.
Comment ne pas se passionner pour Chicot, ce frère de
d'Artagnan, héros toujours de belle humeur créé par deux
auteurs dramatiques de génie, habiles à tenir le spectateur
en haleine? Type de bravoure et de gaieté, de noblesse et
de dévouement,Chicot — on l'a dit — est l'expression la
plus vraie du Français. Il en a la rapidité d'action, la
finesse de sentiment, le courage toujours gai. Qui sait si,
dans quelque cinquante ans, lorsque bien des choses
auront passé, lorsque les gloires factices seront mortes,
quelques-unes de ces merveilleuses figures créées par
Dumas et Maquet ne vivront pas encore de cette vie qu'on
appelle l'immortalité ?... Nous sommes de ceux qui ont
toujours eu un faible pour Chicot. Il est gai, ce donneur
de coups d'épée. Puis, il a je ne sais quelle ressemblance
avec Don Quichotte! Comme l'amant de la Dulcinée du
Toboso,il est le défenseur de toutes les injustices, le
chevalier de toutes les infortunes. Ceux qui souffrent
peuvent lui tendre la main, et ce n'est pas un vulgaire
consolateur qui marmotte de bonnes paroles, et se tient
quitte pour une promesse. Non, Chicot n'aime pas tout
le monde, mais il aime bien ceux qu'il aime. Qu'on ne
lui montre pas de moulins à vent! Il se jetterait dessus
l'épée haute ou la lance en arrêt. Mettez Chicot dans la
vie réelle — où les hommes de sa trempe ne se remuent
pas à la pelle — il sera bon, généreux, avancé, hardi,
chevaleresque et... malheureux; car, hélas! n'est-ce pas le
lot des natures élevées de toujours souffrir, et l'histoire
d'Icare n'est peut-être que l'éternelle image de ceux qui
sont précipités dans l'abîme pour avoir voulu s'approcher
trop près du soleil qui est la Vérité. A côté de ce héros,
un autre héros, Bussy d'Amboise. Il faut le voir se défen-
dant tout seul contre les quatre assaillants, les quatre
mignons :
Que Dieu reçoive en son giron
Schomberg, Quélus et Maugiron!
Il les traîne attachés après lui comme le sanglier fait
des chiens. Il les secoue comme des fruits mûrs, et ne
tombe qu'après avoir pourfendu et mis à mal ceux qui le
guettaient dans la nuit obscure.
Ah! beaux drames, nobles pièces, qui mettent ainsi des
pensées de bravoure, des images d'héroïsme dans l'âme et
dans les yeux de la foule! Lorsqu'on assiste à un de ces
drames de cape et d'épée de Dumas et de Maquet, on croit
voir une épopée en action. Il y a de l'homérique dans ces
deux écrivains. Ce sont les chantres d'une époque dis-
parue, — fort antérieure au naturalisme et à l'ordinaire
poétique du Théâtre-Libre, — où il fallait du talent pour
être lu, du génie pour être applaudi, et où la description
du lupanar ne suffisait pas à assurer un succès !
Un mot de l'interprétation. — M. Duquesne, qui
assumait la lourde tâche de représenter Chicot, a, sans
doute, une voix excellente et une diction admirablement
nette; mais il nous a paru manquer de fantaisie et de dis-
tinction dans un personnage où Mélingue (je l'y ai vu et
je n'en suis pas plus fier pour ça) mettait tant d'humour et
de « panache » N'imitons pas l'exemple de Sarcey qui —
l'infâme! — a oublié de parler de Dailly, et disons qu'il a
fait « énormément » rire sous la robe de Gorenflot.
Edmond Stoullig.
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