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L'ART.
corde tendue entre le sommet du campanile etle balcon du [ Pavie, il se trouve au milieu de jeunes - abbés c " quets et
palais ducal ; par ce chemin aérien il parviendra jusqu'au
doge, lui offrira des compliments avec des fleurs et laissera
tomber sur la foule des poésies et des sonnets dont les
moins lettrés sont friands. La guerre des poings possède
aussi le don de vivement divertir les spectateurs : dans
cette joute bizarre, les deux partis s'avançaient au pas de
course sur un pont sans parapet, spécialement sur le pont
Saint-Barnabé au quartier des Nicolotti, chacun s'efforçant
de passer après avoir précipité dans l'eau ses adversaires,
et le peuple de battre des mains en voyant s'égréner dans
l'eau de véritables grappes humaines.
Quel n'était point pour toutes ces réjouissances natio-
nales l'enthousiasme de la multitude, enthousiasme dont
les œuvres peintes ou gravées donnent une bien faible
idée ; quels n'étaient point ses trépignements de joie et ses
acclamations au vainqueur ; quelle n'était point aussi la
licence régnant en souveraine sur la ville, encouragée par
l'incognito du masque qui supprimait momentanément
les bienséances et les inégalités sociales !
Le masque était d'ailleurs d'un constant usage dans les
moeurs vénitiennes. Il fallait un masque pour pénétrer, le
soir, dans les salles de jeu ou ridotti où se pressaient les
femmes comme les hommes. Nul ne trouvait étrange de
voir les nobles entrer en pareil équipage au palais ducal
pour enlever leur domino dans l'antichambre du Grand
Conseil ; personne n'était scandalisé de rencontrer des visi-
teurs masqués jusque dans les parloirs des couvents, jus-
que dans les dîners de gala où le doge traitait les magistrats
en robe pourpre. Une jeune fille noble est-elle promise,
elle dérobe ses traits sous le velours et nul ne verra plus
son visage à découvert, hormis son fiancé ou les privilé-
giés auxquels il accordera cette rare faveur.
Du reste, siles jeunes filles, dans ces palais aux fenêtres
grillées, vivent prisonnières un peu à la façon des femmes
orientales, occupées à des broderies ou à ces merveilleuses
dentelles dont Venise s'enorgueillit, elles se trouvent, par
leur mariage, brusquement émancipées et aucune entrave
ne vient plus paralyser leur liberté d'allures. Celles qui
demeurent irréprochables puisent dans la dévotion une
retenue que ne leur imposent ni l'esprit de famille, ni l'o-
pinion de cette société libertine. Le mariage étant une for-
malité qui ne relève guère de la conscience, l'oubli de tout
devoir entraîne naturellement l'abandon du foyer. L'on
vit en plein air toute la journée, les casinos servent de
rendez-vous ; il y en a pour les dames aussi bien que pour
leurs maris. Les enfants, ce sont de jolies poupées, on les
pare de beaux habits et l'on se préoccupe, avant tout, de
les initier aux belles manières. Quant aux adolescents, ils
choquent tous les voyageurs par une turbulence dont
rient les Vénitiens.
La dissipation ayant gagné les collèges, la plus entière
fantaisie préside aux éducations. Celle de Goldoni peut
servir d'exemple. A Rimini, ennuyé des subtilités de la
philosophie, il se passionne pour les anciens comiques et
le théâtre, trouve une troupe de comédiens presque entiè-
rement composée de ses compatriotes, se décide à les
suivre et, sous prétexte d'aller embrasser sa mère à
Chioggia, s'embarque sur la gondole. Après cette équipée,
ayant obtenu une bourse dans un collège pontifical à
mondains, prend comme eux le petit collet, mais, au lieu
de s'appliquer au droit canon et au droit civil, apprend
l'escrime., h s arts d'agrément, les jeux de société que ne
peut ignorer un parfait cavalier, ce qui ne l'empêche, lors
d'un passage à Chioggia, de composer pour le compte
d'autrui un sermon qui lui vaut une réputation d'élo-
quence.
Dans les couvents eux-mêmes, le cloître n'est pas une
barrière suffisante entre les recluses et le monde. L'une
des plus intéressantes toiles de Longhi, au Musée Correr,
représente précisément une vis'te de patriciens à un par-
loir de religieuses : l'impression est toute profane, à
travers les barreaux, nonnes et pensionnaires semblent
prêter aux bruits du dehors une oreille complaisante.
Pour le divertissement de ce joli monde, dont les man-
chettes et les robes sont garnies de point de Venise, un
petit théâtre est dressé dans un coin, tandis qu'un men-
diant parcourt les groupes des nobles seigneurs dont il
implore une aumône.
Peu portés au mysticisme, les Vénitiens aiment l'éclat
des cérémonies religieuses, les processions formant d'é-
blouissants cortèges avec les ornements des prêtres, les
dais de drap d'or, les bannières déployées, le doge et le
patriarche, la foule du clergé et les six compagnies des
Scuole Grandi''. La religion s'identifiait pour eux avec
l'esprit de patriotisme, le corps de saint Marc volé à
Alexandrie est devenu une sorte de Palladium. Si le
peuple s'écrie : « Siamo Vene\iani e poi cristiani », le
clergé lui-même ne reçoit pas toujours avec docilité les
instructions du Saint-Siège. D'ailleurs les gens d'Église
étaient atteints par la méfiance du gouvernement; dès
qu'un homme jouissait d'un bénéfice ou d'un brevet ou
portait simplement le petit collet, il était exclu pour l'ave-
nir de toute fonction publique et censé démis des charges
qu'il pouvait occuper. De même, tout ministre de la Répu-
blique auprès du pape ne pouvait désormais aspirer à la
pourpre ni à aucune prélature.
L'Inquisition existait encore à Venise au xvme siècle,
mais à aucune époque les mandataires de Rome, n'avaient
ressemblé aux sinistres délégués de Philippe II. D'ailleurs,
aux conseillers ecclésiastiques étaient adjoints trois laïques
nobles désignés par le Sénat, avec le pouvoir d'annuler
par leur vote toute sentence du Saint-Office. Plus redou-
table de nom que de fait, ce tribunal se bornait à un cer-
tain droit de censure sur les ouvrages des écrivains et des
artistes. C'est ainsi que Véronèse fut cité à comparaître
pour justifier la présence dans ses tableaux religieux de
personnages inutiles et de détails malséants. « Nous autres
peintres, allégua-t-il pour sa défense, nous sommes comme
les fous et les poètes agissant selon le caprice et l'heure de
notre imagination », et il en fut quitte pour apporter
quelques changements aux vastes compositions qu'il exé-
cutait pour le réfectoire du couvent de Saint-Jean et de
Saint-Paul. On devine aisément combien ce droit de cen-
sure était devenu illusoire au temps de Canaletto.
Adrien Modreau.
(La fia prochainement.)
i. Voir au Louvre le tableau de Guardi représentant la proces-
sion de la Fête-Dieu sur la place Saint-Marc.
L'ART.
corde tendue entre le sommet du campanile etle balcon du [ Pavie, il se trouve au milieu de jeunes - abbés c " quets et
palais ducal ; par ce chemin aérien il parviendra jusqu'au
doge, lui offrira des compliments avec des fleurs et laissera
tomber sur la foule des poésies et des sonnets dont les
moins lettrés sont friands. La guerre des poings possède
aussi le don de vivement divertir les spectateurs : dans
cette joute bizarre, les deux partis s'avançaient au pas de
course sur un pont sans parapet, spécialement sur le pont
Saint-Barnabé au quartier des Nicolotti, chacun s'efforçant
de passer après avoir précipité dans l'eau ses adversaires,
et le peuple de battre des mains en voyant s'égréner dans
l'eau de véritables grappes humaines.
Quel n'était point pour toutes ces réjouissances natio-
nales l'enthousiasme de la multitude, enthousiasme dont
les œuvres peintes ou gravées donnent une bien faible
idée ; quels n'étaient point ses trépignements de joie et ses
acclamations au vainqueur ; quelle n'était point aussi la
licence régnant en souveraine sur la ville, encouragée par
l'incognito du masque qui supprimait momentanément
les bienséances et les inégalités sociales !
Le masque était d'ailleurs d'un constant usage dans les
moeurs vénitiennes. Il fallait un masque pour pénétrer, le
soir, dans les salles de jeu ou ridotti où se pressaient les
femmes comme les hommes. Nul ne trouvait étrange de
voir les nobles entrer en pareil équipage au palais ducal
pour enlever leur domino dans l'antichambre du Grand
Conseil ; personne n'était scandalisé de rencontrer des visi-
teurs masqués jusque dans les parloirs des couvents, jus-
que dans les dîners de gala où le doge traitait les magistrats
en robe pourpre. Une jeune fille noble est-elle promise,
elle dérobe ses traits sous le velours et nul ne verra plus
son visage à découvert, hormis son fiancé ou les privilé-
giés auxquels il accordera cette rare faveur.
Du reste, siles jeunes filles, dans ces palais aux fenêtres
grillées, vivent prisonnières un peu à la façon des femmes
orientales, occupées à des broderies ou à ces merveilleuses
dentelles dont Venise s'enorgueillit, elles se trouvent, par
leur mariage, brusquement émancipées et aucune entrave
ne vient plus paralyser leur liberté d'allures. Celles qui
demeurent irréprochables puisent dans la dévotion une
retenue que ne leur imposent ni l'esprit de famille, ni l'o-
pinion de cette société libertine. Le mariage étant une for-
malité qui ne relève guère de la conscience, l'oubli de tout
devoir entraîne naturellement l'abandon du foyer. L'on
vit en plein air toute la journée, les casinos servent de
rendez-vous ; il y en a pour les dames aussi bien que pour
leurs maris. Les enfants, ce sont de jolies poupées, on les
pare de beaux habits et l'on se préoccupe, avant tout, de
les initier aux belles manières. Quant aux adolescents, ils
choquent tous les voyageurs par une turbulence dont
rient les Vénitiens.
La dissipation ayant gagné les collèges, la plus entière
fantaisie préside aux éducations. Celle de Goldoni peut
servir d'exemple. A Rimini, ennuyé des subtilités de la
philosophie, il se passionne pour les anciens comiques et
le théâtre, trouve une troupe de comédiens presque entiè-
rement composée de ses compatriotes, se décide à les
suivre et, sous prétexte d'aller embrasser sa mère à
Chioggia, s'embarque sur la gondole. Après cette équipée,
ayant obtenu une bourse dans un collège pontifical à
mondains, prend comme eux le petit collet, mais, au lieu
de s'appliquer au droit canon et au droit civil, apprend
l'escrime., h s arts d'agrément, les jeux de société que ne
peut ignorer un parfait cavalier, ce qui ne l'empêche, lors
d'un passage à Chioggia, de composer pour le compte
d'autrui un sermon qui lui vaut une réputation d'élo-
quence.
Dans les couvents eux-mêmes, le cloître n'est pas une
barrière suffisante entre les recluses et le monde. L'une
des plus intéressantes toiles de Longhi, au Musée Correr,
représente précisément une vis'te de patriciens à un par-
loir de religieuses : l'impression est toute profane, à
travers les barreaux, nonnes et pensionnaires semblent
prêter aux bruits du dehors une oreille complaisante.
Pour le divertissement de ce joli monde, dont les man-
chettes et les robes sont garnies de point de Venise, un
petit théâtre est dressé dans un coin, tandis qu'un men-
diant parcourt les groupes des nobles seigneurs dont il
implore une aumône.
Peu portés au mysticisme, les Vénitiens aiment l'éclat
des cérémonies religieuses, les processions formant d'é-
blouissants cortèges avec les ornements des prêtres, les
dais de drap d'or, les bannières déployées, le doge et le
patriarche, la foule du clergé et les six compagnies des
Scuole Grandi''. La religion s'identifiait pour eux avec
l'esprit de patriotisme, le corps de saint Marc volé à
Alexandrie est devenu une sorte de Palladium. Si le
peuple s'écrie : « Siamo Vene\iani e poi cristiani », le
clergé lui-même ne reçoit pas toujours avec docilité les
instructions du Saint-Siège. D'ailleurs les gens d'Église
étaient atteints par la méfiance du gouvernement; dès
qu'un homme jouissait d'un bénéfice ou d'un brevet ou
portait simplement le petit collet, il était exclu pour l'ave-
nir de toute fonction publique et censé démis des charges
qu'il pouvait occuper. De même, tout ministre de la Répu-
blique auprès du pape ne pouvait désormais aspirer à la
pourpre ni à aucune prélature.
L'Inquisition existait encore à Venise au xvme siècle,
mais à aucune époque les mandataires de Rome, n'avaient
ressemblé aux sinistres délégués de Philippe II. D'ailleurs,
aux conseillers ecclésiastiques étaient adjoints trois laïques
nobles désignés par le Sénat, avec le pouvoir d'annuler
par leur vote toute sentence du Saint-Office. Plus redou-
table de nom que de fait, ce tribunal se bornait à un cer-
tain droit de censure sur les ouvrages des écrivains et des
artistes. C'est ainsi que Véronèse fut cité à comparaître
pour justifier la présence dans ses tableaux religieux de
personnages inutiles et de détails malséants. « Nous autres
peintres, allégua-t-il pour sa défense, nous sommes comme
les fous et les poètes agissant selon le caprice et l'heure de
notre imagination », et il en fut quitte pour apporter
quelques changements aux vastes compositions qu'il exé-
cutait pour le réfectoire du couvent de Saint-Jean et de
Saint-Paul. On devine aisément combien ce droit de cen-
sure était devenu illusoire au temps de Canaletto.
Adrien Modreau.
(La fia prochainement.)
i. Voir au Louvre le tableau de Guardi représentant la proces-
sion de la Fête-Dieu sur la place Saint-Marc.